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Lu du campus ! Mythologie personnelle de la musique

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Une actualité de Adeline
Publié le 17/08/2013

 Qui est Boutès ? Lorsqu'un livre a pour titre un nom, le lecteur est pris d'une irrésistible envie de savoir à qui, à quoi, il réfère. Déjà, prenant le livre, on cherche des indices : on jette un bref coup d'œil à la quatrième de couverture ; vierge. On ouvre délicatement le livre neuf qui nous offre un « prière d'insérer ». Notre curiosité est apaisée. Boutès est un personnage de l'antiquité grecque qui, attiré par le chant des sirènes, fut le seul à sauter d'un bateau. Mais le mystère reste entier. Pourquoi, alors que les hommes se bouchaient les oreilles avec de la « cire préalablement découpée à l'aide d'un couteau de bronze dans un gâteau de miel », qu'Orphée refusait d'entendre ce chant et qu'il l'étouffait grâce à la musique de son « plectre », qu'Ulysse se faisait attacher au mât pour ne pas succomber à la tentation, pourquoi Boutès sauta ?

Se déclinent dans ce « prière d'insérer » différentes caractéristiques de Pascal Quignard. Son érudition : Boutès n'est pas le personnage mythologique le plus connu qui soit ; son goût pour l'antiquité grecque et son amour pour la musique. Et ce que je nomme, à sa suite, « mythologie personnelle » de la musique me semble bien rendre compte de ce qui fait l'étrange originalité du livre et de l'ensemble de l'œuvre.

 Pascal Quignard ne raconte pas la légende méconnue de Boutès, il prend cette première substance pour écrire « un dernier petit livre voué à la musique » grâce auquel il souhaite faire sortir de l'oubli, du silence et du passé cette figure inconnue.

 « Il y a des oubliés au souvenir du monde. Il faut céder un peu d'eau pure, c'est-à-dire un peu de langue écrite, aux vieux noms qu'on ne prononce plus. Il faut se pencher et exhumer les tombes qui se sont perdues dans les herbes et les siècles et les pierres. » (p. 29)

 La démarche érudite de l'auteur peut effrayer et mettre mal à l'aise. Mais à lire de plus près, elle n'est ni imposée, ni vulgaire, ni orgueilleuse. La figure de Boutès est donnée à lire pendant « le temps d'un petit livre », avec toute la modestie et l'effacement que l'on peut entendre. Une fois le livre refermé, c'est le lecteur qui choisira de laisser Boutès à l'oubli ou de l'« exhumer ». Mais alors, quelle est la volonté du livre - y en a-t-il une ? - si ce n'est de ressusciter cette figure ? Pascal Quignard est connu et reconnu comme véritable écrivain ; peut-on réellement imaginer que Boutès retombera dans l'oubli ? Cependant, je crois à son humilité et s'il y a une volonté dans le livre, c'est celle que Pascal Quignard a de s'intéresser aux figures délaissées plutôt qu'à celles établies par la culture et fondatrices de notre pensée, dans son acception la plus large.

 Et malgré cela, que dire du caractère assertif - peut-être même brutal - de l'écriture ? Comment réagir face à ce qui, a priori, nous est donné comme définitif ? Et si cette littérature peut paraître close, si devant elle, on peut rester hermétique et dubitatif, est-ce à dire qu'il faut réserver Boutès à un lectorat érudit, cultivé, littéraire ? La grande question que me pose le dernier livre de Pascal Quignard a ceci de dérangeant qu'elle met en branle ma conception de la littérature. Je refuse de la croire destinée uniquement aux érudits, aux littéraires. Je la considère comme élément fondamental de la culture collective et individuelle. Et cependant, en refermant Boutès, ma première réaction fut de penser que je ne conseillerai pas ce livre à n'importe qui. Mais la littérature, telle que je l'entends, doit nous interroger, voire nous tourmenter. C'est en cela que l'on peut adopter une démarche et une lecture critiques face à une œuvre. Elle doit nous laisser un goût d'inachevé parce qu'elle ne délivre pas de vérités absolues et indiscutables. Quoi de plus agréable que de discuter avec un livre ? C'est là sans nul doute que naît le plaisir littéraire : parler avec le livre et parler du livre. Quoi de plus excitant que d'entendre un ami, un parent, un enseignant - mais c'est étrangement très rare - nous conseiller une œuvre qui l'a transporté ? Et Boutès, parce que je ne le conseillerai pas à n'importe qui, m'interroge au plus haut point. Il faut de la maturité pour le lire, au sens où il ne faut pas se laisser emporter par son jugement moral et évaluatif. Il faut aussi avoir une certaine confiance en soi pour ne pas sortir désespéré de la lecture compte tenu de l'homme érudit et terriblement lettré qu'est Pascal Quignard. On ne peut pas lire Boutès avec indifférence. Il appartient à ce genre particulier de livres qui ne connaît pas la demi-mesure. On est au-delà de la question d'aimer ou non, on est pris ou dans le flot de l'écriture ou dans le flot des références. Et si on se focalise sur les références, alors il est impossible d'être touché par l'écriture et de prendre le livre comme il nous est donné, « un dernier petit livre voué à la musique ».

Dire que Boutès est un livre magnifique, que l'écriture est superbe de subtilité et de finesse, c'est tout et rien dire à la fois. Mais dire qu'il se passe quelque chose au cours de la lecture me paraît beaucoup plus juste. Quelque chose que je ne connais pas. Quelque chose qui me dérange sans me déplaire. Quelque chose qui serait de l'ordre de l'agréable malaise. Une impression de lecture.

La profusion des connaissances de Pascal Quignard est déstabilisante et même crispante. La lecture brisée à un double niveau - l'intrusion de mots latins ou grecs (dans leur orthographe « originaire ») et la composition même du livre avec des chapitres d'une seule phrase (chapitre VIII) ou de plusieurs pages (chapitres I et XVII) - renforce cette impression d'intimidation face à ce livre.

Au fil de la lecture, on se demande où l'auteur veut nous amener, ce qu'il cherche à démontrer, quel est le sens du livre. La difficulté avec Pascal Quignard est de se laisser prendre par la main. Vers où ? Vers l'écriture elle-même. Je ne propose pas une lecture passive, parce qu'elle ne donne jamais rien, parce qu'elle ne peut pas l'être. Quignard excite, convoque la curiosité, la sensibilité du lecteur. Ce que je propose, c'est une lecture éveillée, c'est se laisser emporter par la plume sans jamais vouloir déceler une vérité qui n'a pas lieu d'être. Une lecture qui serait capable de « re-sentir » l'appel de la littérature.

 Mais revenons sur cette question de la vérité. Si Boutès est une mythologie personnelle de la musique, alors il ne s'agit pas de savoir si ce que dit l'auteur est vrai ou faux, mais jusqu'à quel point son expérience, sa réflexion peuvent être entendues.

La musique, le langage et l'écriture disparaissent s'ils ne sont pas partagés. Ils tombent dans l'oubli. Le musicien et l'écrivain empêchent cela. Mais lorsque l'écrivain connaît la défaillance du langage, lorsque les mots se perdent « sur le bout de la langue », lorsqu'il se pétrifie, à l'image d'Orphée, devant un tel manque, que nous reste-t-il sinon la certitude que nous ne sommes pas infaillibles ? Pascal Quignard soutient la thèse étrange que le musicien est celui qui cherche à retrouver la voix perdue de l'enfance - expérience traumatique que seuls les garçons connaissent. Peut-on raisonnablement juger une telle pensée comme vraie ou fausse ? La question se poserait si l'auteur installait son expérience propre de la musique, de l'écriture, de la perte du langage, comme vérité universelle. Or ce qu'il trace, ce qu'il écrit, est une réflexion sur la perte. Boutès est une figure de la perte de soi, de l'oubli.

La perte ne raisonne qu'avec le passé, le temps qui file et la mort. Chacun d'entre nous connaîtra cela au cours de sa vie. C'est la seule vérité immuable à partir de laquelle Pascal Quignard écrit. Boutès est une œuvre mélancolique. Et la lecture que l'on en fait l'est également. Lire cet auteur n'a rien de léger ni de facile parce qu'il nous entraîne dans un espace étrange, où l'on perd le sens, où l'on se perd soi-même. Mais si la lecture peut permettre cela, il nous faut peut-être savoir jusqu'à quel point on accepte cette perte de contrôle qu'elle provoque. Pour Boutès, la seule chose qui nous retient, qui nous empêche de refermer prématurément le livre, c'est la musique des mots. C'est la virtuosité de l'auteur qui joue des répétitions, des variations, des thèmes, des rythmes. Si on ne l'entend pas, le livre tombe des mains.

*

Le Plongeur Le plongeur - Musée archéologique de Paestum

 Boutès et Musique. Il y a un double rapport entre ces deux figures. L'acte fou et ô combien mortel de Boutès qui saute du bateau pour s'approcher du chant des sirènes est le premier « lien ». Ce lien protecteur et bourreau d'Ulysse qui ne peut plus, dès lors, s'abandonner à cette musique funeste et merveilleuse, à ce désir délicieux et mortel ; ce lien qui rattache les hommes au rivage du langage et de la société ordonnée, Boutès le brise en un seul plongeon pour en tisser un nouveau, pur et passionné, qui l'entraîne certes vers la mort mais surtout vers un autre rivage, oublié, récusé, mais originaire. Et les expressions « se jeter à l'eau », « faire le grand saut », prennent une résonance bien particulière, parce que la métaphore, elle aussi, revient à sa source. Dans sa folie, dans son « imprudence », Boutès ose ce que personne n'ose plus. Revenir en arrière. La musique, ce chant des sirènes, est un langage au-delà du langage humain, elle ne connaît pas le manque intrinsèque à la parole, ce manque qui fait que l'on est incapable de dire exactement ce que l'on pense, ce manque qui se ressent lorsque l'on doit traduire la réalité en mots. C'est en cela qu'elle est « in-humaine » et c'est aussi pour cela qu'elle est une musique de « perdition ». Avant d'être humain, avant d'avoir cette conscience qui nous désigne comme humain, il y a l'enfant et avant lui, il y a une gestation dans l'eau maternelle, féminine. La musique est cette eau féminine. Que l'on ne s'étonne plus que cette musique soit l'œuvre de sirènes, oiseaux aux seins de femme. Que l'on ne s'étonne plus que Ulysse et Orphée refusent la tentation de l'originaire. Mais pourquoi Boutès sauta ? Boutès saute parce qu'il est capable d'entendre l'appel de la musique. Il saute parce qu'il n'a pas peur de mourir. Il saute parce qu'il refuse de violer l'originaire. Il saute parce qu'il « re-sent ». Il saute parce qu'il ne veut plus entendre le bruit de la musique orphique mais l'état pur de la musique originaire. Voilà pourquoi Boutès retourne en arrière sachant que ce sera son dernier voyage. Voilà pourquoi il plonge seul.

 « La musique attire son auditeur dans l'existence solitaire qui précède la naissance, qui précède la respiration, qui précède le cri, qui précède le souffle, qui précède la possibilité de parler.

C'est ainsi que la musique s'enfonce dans l'existence originaire. » (p.65)

 Le deuxième lien qui réunit ces deux figures est celui de l'oubli, du perdu. Boutès, je l'ai dit, est un oublié de la mythologie grecque et Pascal Quignard nous le révèle. La musique, pour l'auteur, parce qu'elle « gît » au sein même de la douleur, parce qu'elle a « le courage de se rendre au bout du monde de la tristesse », est la musique de la perdition. Elle est liée à la mort, au « jadis » perdu. Le chant des sirènes de Quignard lui rappelle sa mère muette et morte. Un souvenir que seule la musique peut rappeler à la mémoire avec tout ce que cela implique de violence, de larmes, et de douleur. La mémoire. Cette faculté de garder et retenir, de contenir en soi un passé définitif. La mémoire qui fait violence au temps présent ; qui peut même aller jusqu'à se confondre avec lui. La mémoire, enfin, que l'on peut oublier, que l'on peut perdre à jamais, exactement comme on perd notre vie avant la parole. Le chant des sirènes révèle cette mémoire.

 « La musique commence par murmurer à l'oreille de celui qui l'aime et qui s'approche du chant qui l'enveloppe, où il consent à perdre son identité et son langage : Souvenez-vous, un jour, jadis, on a perdu ce qu'on aimait. Souvenez-vous qu'un jour vous avez tout perdu de tout ce qui était aimé. Souvenez-vous qu'il est infiniment triste de perdre ce qu'on aime. » (p.79)

*

 Si j'ai décidé de parler du livre, ce n'est pas pour le résumer, l'expliquer ou le paraphraser, mais pour l'approcher au plus près, approcher son écriture pour en comprendre le sens et la substance. Je ne veux pas avertir, je souhaite rendre compte de mes interrogations, non pas pour qu'elles soient prises comme telles, mais pour qu'elles s'effacent parce que je rapproche la critique d'une impression de lecture qui ne se laisserait pas déborder par une subjectivité autoritaire. La critique, telle que je la conçois, laisse le lecteur libre, n'impose rien. Elle ne doit pas être confondue avec la promotion ou le pouvoir. Elle ne pourra jamais remplacer la lecture. Et si la lecture est fondamentale à l'œuvre - de même que la musique disparaît si personne ne l'écoute, le livre est perdu si personne ne le lit - la critique en est une approche, une pente, qui dirigerait la curiosité vers la lecture.

- Camille Darreye

Bibliographie

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