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A rude épreuve avec Alain Guiraudie

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Une actualité de David V.
Publié le 25/11/2014
alain guiraudieXavier Rosan, l'animateur cinéphile du Festin, a animé la rencontre avec le cinéaste Alain Guiraudie qui vient de commettre chez P.O.L un ébouriffant premier roman. Il a bien voulu composer un petit texte à son sujet que nous sommes ravis d'accueillir sur ce blog.

Premier roman du cinéaste Alain Guiraudie – auteur de quatre longs métrages, dont L’Inconnu du Lac, en 2013, a rencontré un succès public autant que critique –, Ici commence la nuit est un ouvrage inclassable où l’imaginaire vient au secours d’une réalité à ce point insoutenable qu’elle échappe bien vite à son narrateur.

Tout commence… par un slip, que Gilles, quarantenaire alerte, dérobe à Pépé, quais-centenaire encore lucide. Pendant la sieste –l’été, dans ce Midi de la France rurale, la chaleur à son comble assomme les hommes et les bêtes –, lui vient l’idée saugrenue de s’asticoter en douce, tandis que le vieil homme et Mariette, la fille de ce dernier, somnolent sur les divans du salon. De cette lubie bénigne procède bientôt une succession d’abord burlesque, puis vertigineuse, de circonstances, aboutissant à une scène d’une violence inouïe dont se l'inconnu du lacrend coupable le chef de la gendarmerie. Durant cette effroyable séquence inaugurale, où le sous-vêtement fétiche exacerbe le sadomasochisme des protagonistes, éclosent, chez Gilles, deux amours contradictoires, aussi inattendus l’un que l’autre, pour Pépé et pour « le Chef », mêlés de répulsion et de tendresse.

Le lecteur est ainsi mis à rude épreuve durant les quelque trente premières pages de cette descente aux enfers pasolinienne. Guiraudie les a d’ailleurs composées comme une nouvelle autonome, avant de s’ingénier à leur apporter une suite romancée. La prouesse littéraire réside bien là, dans la négociation réussie d’un enchaînement romanesque après l’exposition d’une forme aussi cauchemardesque de l’horreur. Gilles est certes assujetti, mais pas mort. D’ailleurs, c’est lui qui parle, qui décrit les faits qu’il manigance ou subi, aussi bien que les sentiments qui le traversent, commentateur de sa propre déréliction confusément nimbée d’espoir. Pour cela, Alain Guiraudie puise aux limites de l’hallucination et du fantastique, s’ingéniant à transformer le Chef viril de l’état de fantasme à celui de fantôme, tandis que Pépé ne devient jamais aussi réel qu’une fois parvenu aux lisières du trépas. L’écrivain (par ailleurs fin scénariste et excellent dialoguiste) use avec maîtrise et aisance d’un langage familier – familier en cela qu’il déconcerte de prime abord (refus des doubles négations, par exemple) pour peu à peu rapprocher le lecteur ébranlé de son narrateur mis à nu (tout comme l’emploi parcimonieux de l’occitan associe secrètement Gilles et Pépé). L’improbable, qui, ailleurs ou autrement, friserait le grotesque, devient, ici, poignant et stupéfiant.

De même, abordant avec un sens aguerri du détail les errements sentimentaux de son alter ego fictionnel, Guiraudie explore des pistes narratives discursives (qui reprennent ou annoncent les trames de ses films Le Roi de l’évasion  et L’Inconnu du lac, entre la réalisation desquels Ici commence la nuit  a été élaboré), lesquelles, loin d’éparpiller le propos, contribuent au contraire à le couturer autour de la figure chimérique du désir humain, fait d’attirance et de répulsion, de peur et de douceur, de frénésie et d’abandon. À une époque où l’indifférence, notamment sexuelle, est confusément revendiquée comme un droit ou comme un devoir, selon que l’on se situe dans la marge ou non des attendus sociétaux, Guiraudie poursuit avec ce récit, parfois drôle, à bien des égards terrifiants, son élaboration empirique d’un droit à la différence : celui d’aimer, au-delà des limites, et même à tout rompre.

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