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Ascher et le Diable

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Une actualité de David V.
Publié le 29/07/2013

La littérature française contemporaine ne manque pas, depuis que Patrick Modiano en a fait l'obsédant leitmotiv de son oeuvre, de ressources quand il s'agit d'aller chercher dans la trouble période de l'Occupation des sujets d'histoires tragiques. C'est presque un genre en soi, c'est donc un territoire pour le moins accidenté vu le nombre de victimes qui en encombrent les sentiers : mauvais romanciers qui imaginent que l'ingrédient suffira, médiocres livres qui ratissent large et laissent passer la littérature, éditeurs roués qui connaissent le goût de nos contemporains pour le travail de mémoire et les histoires à deux sous. Depuis vingt ans les bicyclettes bleues rouillent pendant que les téléfilms poussifs se multiplient qui permettent aux possesseurs de tractions de louer leurs engins. Tout cela pour dire que Déborah Lévy-Bertherat n'a pas choisi la facilité pour des débuts qu'elle réussit magnifiquement : Les voyages de Daniel Ascher signe son entrée dans le concert des premiers romans qui seront pas loin d'une centaine en cette rentrée et il mériterait de s'y imposer. Premier livre aussi, avec celui de Céline Minard, du renouveau français des éditions Rivages sous l'impulsion d'une nouvelle directrice dans ce domaine, Emilie Colombani, transfuge du Seuil. L'héroïne se prénomme Hélène. Jeune étudiante en archéologie, elle est hébergée dans une chambre de bonne par son grand-oncle, le fantasque Daniel connu aussi sous le pseudonyme de H.R.Sanders, écrivain de romans pour adolescents qui adulent sa "marque noire", mais dont elle n'a pourtant jamais été proche, peu encline à se laisser avoir par ses récits trépidants et ce bagout qui faisait de lui une exception dans la famille. En vivant près de lui qui s'absente parfois pour de longues périodes, elle découvre que la façade habilement entretenue du bavard dissimule un être secret et malheureux qui truffe ses histoires de réminiscences d'une première vie, enfouie et tue. Car le dernier de la famille n'est pas le rejeton singulier d'une famille auvergnate mais l'enfant adopté pendant la guerre par des Justes qui vont, consciemment ou non, occulter les dix premières années de sa vie passées rue d'Odessa. Se rapprochant peu à peu d'un homme dont elle devine les failles, aiguillonné par son petit ami qui est un fan de Sanders et n'en revient pas de fréquenter "son" auteur dont il connaît l'oeuvre sur le bout des doigts, Hélène va se faire l'archéologue inattendue de sa propre famille, au tournant d'un siècle achevé par une tempête mémorable. Mais on ne fouille pas impunément dans la psyché d'un écrivain qui s'est construit une muraille de mots pour se protéger et la jeune fille va en faire la curieuse et parfois douloureuse expérience, allant jusqu'à New York pour suivre les traces de cet enfant perdu qui a trouvé refuge dans la fiction. Quitter l'enfance et ses sortilèges peut devenir cruel, surtout quand on a de ces exigences de vérité que la vie n'a pas encore tempérées. L'oncle Daniel a passé un pacte avec ce diable impitoyable qu'est le roman, sans ignorer qu'un jour, vient le moment où il faut affronter sa vérité. Parce que ce livre est sinueux comme le souvenir, il vaut mieux ne pas trop en soulever le voile. Déborah Lévy-Bertherat a un sens appuyé de la dramaturgie et déjoue les pièges du cliché sur lequel au demeurant elle s'appuie (et il est amusant de voir comme la quatrième de couverture, à rebours et par un jeu de séduction qui convient à cet espace, égrène au contraire les clichés : "gouffre vertigineux", "amour impossible", "lourds secrets", "heures sombres de l'Occupation", nous rappelant qu'on va pénétrer dans une mécanique narrative qui joue sur ces clichés pour nous surprendre). Et le petit clin d'oeil paratextuel qui consiste à placer en fin de volume les titres de la collection la marque noire nous conforte dans notre idée que nous ne sommes pas seulement dans un bel objet littéraire artistiquement construit mais encore dans une très fine réflexion sur les pouvoirs dangereux de la littérature, ce n'est pas la moindre de ses qualités.

   

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