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Babel pour "attendrir les étoiles"

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Une actualité de Véronique M.
Publié le 16/03/2016

langue_babel2.jpgA première vue, l'essai paru en février dernier aux éditions CNRS, A l'insu de Babel, nourrit quelque ressemblance avec l'ovni télévisuel "Karambolage" qui passe depuis plusieurs années sur la chaîne Arte, en ce qu'ils comparent tous deux la langue ainsi que la culture franco-allemande, certes avec un sens du décalage plus évident pour le second.

Cependant, pour avoir eu la chance d'écouter son auteur Georges-Arthur Goldschmidt lors d'une conférence donnée en octobre dernier à la bibliothèque Meriadeck à l'occasion de son expérience de traducteur (parmi les plus éminents, avec Bernard Lortholary aussi présent) de Kafka (voir notre blog paru à cette occasion), il nous avait plutôt laissé l'impression d'un sémillant octogénaire volontiers érudit mais nullement atteint d'une quelconque morgue intellectuelle. C'est également ce sens de l'humour plus grivois que spirituel allié avec une acuité sans pareille sur son travail et son parcours de juif allemand tôt "tombé dans la langue française" (refuge vital pour l'enfant d'alors qu'il relatait dans ses entretiens autobiographiques Un enfant aux cheveux gris - CNRS éditions, 2008) qui avait alors éveillé notre intérêt sur ce prochain opus depuis lors paru.

G.-A Goldschmidt nous rappelle combien est vain et inlassable le combat de l'homme pour faire coïncider chaque mot à la réalité qu'il est censé représenter. Si Kafka demeure selon lui le modèle qui a génialement mis en scène ce défaut originel inhérent à tout langage (dans son entretien le 13 août sur France culture, Goldschmidt nous invite à relire dans ce sens sa nouvelle allégorique "Odradek"), c'est ce sublime échec ou "éblouissant paradoxe" sur lequel il convient de travailler car lui seul permet à la littérature d'exister et de se transmettre dans toute langue. Ainsi, toute traduction est une entreprise infinie (qui déborde toujours ce qu'elle a à dire) mais vaine en ce qu'il lui subsiste une part d'irréductibilité. Cette marge en fait pour chacun une matière inépuisable, pétrissable à volonté car, heureusement, "il n'y a que le langage pour en montrer le manque".

   A mi-chemin entre la réflexion linguistique et philosophique (Wittgenstein, Husserl, von Humbolt, Descartes, Nietzche...), il nous révèle comment une langue conditionne, façonne notre rapport au monde et peut en modifier radicalement notre vision, voire faire basculer son Histoire. En tant qu' héritier de cette tradition et fruit d'une époque trouble qui a vu l'endoctrinement d'un peuple à travers une uniformisation et instrumentalisation de la langue allemande par le pouvoir nazi,  Goldschmidt nous révèle notamment, preuves à l'appui, comment le choix des mots par Heidegger dans Etre et temps trahit une idéologie hélas sans ambiguïté.

On l'aura compris, cet essai à la fois philologique et politique est une oeuvre dense et ardue car animée d' une passion exigeante qui, à l'instar de bien de ses confrères, comporte le désir de cerner cette énigme du langage. Mais aussi pour cela, la parole d'un écrivain qui écrit à partir de cet "insu" est irremplaçable : nous ne saurions trop vous conseiller de vous plonger dans les romans de Laurent Mauvignier ou de Marie-Hélène Lafon (qui font leur rentrée littéraire avec deux des coups de coeur déjà évoqués dans nos blogs, à savoir respectivement pour Des hommes et L'annonce ) dont les somptueux personnages de taiseux (souvent eux-mêmes "en marge") ne cessent de crier leur (notre) impossible à être/dire.

 

 

enfant.jpgEt c'est bien parce que les mots trahissent qu'ils sont indispensables, s'ils tombaient justes, il n'y aurait plus de langue et surtout plus de "parole", il n'y aurait plus rien à dire" (A l'insu de Babel, page 81)

 

 

 

 

 

 

 

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La citation du titre de ce blog est empruntée à une phrase de Flaubert dans Madame Bovary, que nous rappelle Georges-Arthur Goldschmidt (A l'insu de Babel, page 36) et que nous avons retrouvé en partie à partir de notre édition de poche :"[...] comme si la plénitude de l'âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l'exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles" (Madame Bovary, folio/Gallimard, Deuxième partie, chapitre XII, page 265-266).

 

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