Cette rentrée littéraire sera-t-elle enfin celle de Thierry Laget qui, plus que la plupart de ses contemporains, mériterait ce public audacieux qui croit encore que la littérature, parce qu'elle est le plus exigeant des arts, est aussi le plus grand, offrant tous les plaisirs du seul pouvoir de ses mots ? On le souhaite ardemment car il ne faut pas renoncer à croire que les écrivains qui ne sacrifient pas aux courants d'air à la mode ont une chance d'être célébrés. La rareté romanesque de Thierry Laget, à l'aise dans des formes moins narratives comme l'a prouvé le splendide Bibliothèques de nuit paru chez L'Un & l'autre l'an dernier, rend encore plus savoureuse la rencontre : La lanterne d'Aristote qui paraît en ce mois de septembre conjugue les bonheurs du roman, inventif et joueur, et les ivresses d'une littérature qu'on veut croire immortelle. Mais que l'on n'aille pas imaginer que Laget encombre de références son livre comme serait tenté de le faire un néophyte enivré par sa culture, lui n'est pas luisant, il est brillant.
Le héros de l'histoire n'a pas de souci d'argent, c'est toujours un ennui de moins : il a acquis une fortune qu'il ne dépensera pas en voitures et sa désillusion sur le monde d'aujourd'hui lui interdit de jouir des plaisirs passagers que sa richesse lui autoriserait. Le monde d'hier est plutôt son territoire, voire le monde d'avant-hier auquel son érudition l'a frotté. Mais point de cynisme, plutôt un détachement et de l'ironie qu'il n'hésite pas à exercer contre lui-même, surtout que le repli stratégique qui le confine dans la fabuleuse bibliothèque d'une belle comtesse énigmatique dont il n'est pas certain de vouloir tomber amoureux ne le coupe pas du monde. De sa tour ivoirée, il voit au loin une lumière du château sans savoir qui elle éclaire. Car s'il parle, s'il écoute volontiers, il ne démêle pas les fils des relations nouées entre les habitants de l'endroit. D'Azélie la comtesse mal mariée à la marchande des quatre saisons qui se rêve écrivain, en passant par le factoton des lieux, la cuisinière, la marionnettiste, la guide bavarde, les maris répudiés, les amants emprisonnés, c'est toute une scène qui s'anime devant nous en un jeu de miroirs, un carrousel de figures qui se cachent et éprouvent la naïveté d'un homme, à l'aise face aux portraits d'ancêtres qui encombrent les couloirs mais qui en sait peut-être trop pour tout comprendre. La lanterne d'Aristote est le genre de livre qui nous rendrait facilement lyrique ou bavard, et ce serait là aussi le trahir, car sans cesser de jouer avec les codes de la littérature, nous renvoyant dans tous les âges de celle-ci d'un épisode à l'autre, il accepte la principale règle du jeu : raconter. Les fantômes de Proust ou de Stendhal si chers à Laget ont beau nous frôler, ils ne s'imposent pas, ils ne diminuent pas notre plaisir à parcourir avec lui les couloirs de son château rempli de livres et de lettres, fort de cette idée qu'un roman n'a pas de fin, qu'un écrivain en prolonge un autre, qu'un livre est l'enfant de tous les autres, les plus vils comme les plus grands. Cette foi en la littérature, en son perpétuel renouvellement inspire ce roman souvent drôle, d'un style remarquable (vous savez le style, cet aspect de la littérature qui semble déserter nos rentrées...), d'un souffle continuel, entre mélancolie et optimisme. Ce serait un désastre que cette lanterne n'éclaire pas notre automne, les livres intelligents sont trop rares pour laisser croire qu'ils ont tout leur temps. D.V.