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croa, croa, croa !

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Une actualité de David V.
Publié le 05/04/2013

Les lecteurs français de Javier Tomeo, s'ils ne sont pas nombreux, lui témoignent néanmoins cette fidélité dont bénéficient seuls les grands écrivains, et tant pis si le grand public ne le rencontre jamais, tant pis s'il passe à côté du travail de cet Espagnol d'Aragon qui depuis cinquante ans élabore une oeuvre qui va du conte au théâtre en passant par le roman sans jamais avoir renoncé à la fausse simplicité de sa langue, à son goût pour la parabole, à son humour qui le fait ne ressembler à personne dans la péninsule. Après six ans sans nouvelles de lui, ses admirateurs vont pouvoir se réjouir : un roman en janvier chez Bourgois, un autre en mars chez Corti, ses deux fidèles éditeurs français. Si nous n'avons pu découvrir le second, nous avons vite fait un sort à La nuit du loup qui paraît le 10 janvier, un pur morceau de toméitude, cet art de vous extirper du réel pour vous faire flotter dans un entre-deux bavard où des personnages s'affrontent, se confrontent, sans qu'il nous soit donné de les connaître véritablement. Car on parle beaucoup chez l'écrivain de Huesca, comme chez Thomas Bernhard dont il serait une sorte de cousin méridional : on se confie, on s'épanche, jusqu'aux oiseaux qui trouvent leur mot à dire. Dans son dernier livre, ce sont deux messieurs que la nuit va réunir, le premier vit seul et pratique internet à haute dose, ce qui l'autorise à avoir un avis sur un nombre considérable de sujets, sorte de wikipédia sur pattes, bedonnant et sociopathe ; le second traverse le pays en plaçant des assurances à des gogos sensibles à son bagout. Parce que l'un et l'autre, en même temps et presque au même endroit, vont de façon improbable se fouler la cheville et se retrouver prisonnier à quelques lieues de la ville la plus proche, ils vont entamer une conversation qui leur permettra de traverser cette nuit de tous les pires possibles, car nul n'ignore que les loups garous n'attendent que ce genre d'occasion pour s'emparer de leur victime. Macario s'est abrité sous un abribus et ne voit pas Ismael, plus isolé à cinquante mètres, mais leurs voix se répondent, chacun essayant d'éprouver l'autre, de savoir qui il est, ce qu'il cache, fantasmant sur cette présence proche et invisible, Ismael rassuré de n'être pas isolé mais inquiet des propos décousus et des changements de tons de son interlocuteur qui passe de la confidence à la menace, Macario soucieux de s'éloigner quoique tenté d'échanger enfin avec quelqu'un au risque de dire vraiment n'importe quoi, en danger surtout de se transformer en loup-garou, car, il le sent bien, son sang se met à bouillir dès que la lune apparaît derrière les nuages. Avec toi, inutile de chercher à savoir où est le raisonnable, où commence le songe, quelles sont les frontières du réel : c'est le langage qui est roi, mais un roi compliqué qui se suspecte de n'être pas à la hauteur et qui ressent ses faiblesses et ses vides. Parlez pour combler un vide et le vide se creusera plus encore. Doutez et c'est le doute qui vous envahira au point de vous faire douter de vous-même. Javier Toméo, parce qu'il est un grand écrivain, se garde absolument de nous faire croire qu'il a une explication, qu'il connaît le sens de mots aussi creux que vie et mort. Mais il nous fait frôler de son aile noire tous les tourments les plus intimes, fussent-ils évoqués par un quasi-autiste et un être sans importance. Et si le corbeau ne vient pas en dernier, du moins a-t-il souvent le dernier mot : croa, croa, croa...

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