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Cronos et Thanatos

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Une actualité de Véronique M.
Publié le 24/11/2014

Linda LeDans son précédent ouvrage  Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau, Linda Lê avait choisi d'entrouvrir les portes de sa constellation personnelle en nous présentant dix-sept écrivains, "alliés substantiels" (selon l'expression prise à René Char) qui l'aident à vivre et à écrire. Les hommages rendus à Robert Walser, Louis-René des Forêts, Georges Perros ou Stig Dagerman (pour n'en citer que quelques-uns) sont alors autant de manières d'évoquer avec pudeur et reconnaissance son attachement à la littérature dont elle nous fait entendre à mi-mots le rôle vital lorsqu'elle a cru tutoyer, à l'instar des ses propres personnages, les abîmes.

Pour cette rentrée 2010, Linda Lê revient en force avec une fable contre-utopique, Cronos dont le thème politique (vicié) et la cruauté tranchent nettement avec la beauté aérienne de sa langue (on pense ici par exemple aux magnifiques romans Les Aubes ou In Memoriam) sans toutefois que celle-ci perde en puissance. La ville imaginaire ici dépeinte, Zaroffcity, est aux mains de deux despotes : le Grand Guide, Chef suprême en réalité plus fantoche que redoutable  laisse tout pouvoir à son ministre de l'Intérieur, Karaci, monstre sanguinaire qui impose un régime de la terreur consistant entre autres à supprimer tout dissident réel ou supposé, à torturer pour son seul plaisir les plus "dangereux" : enfants, vieillards, lecteurs égarés... sur sa route. Seule une personne tapie dans l'ombre fomente progressivement une révolte personnelle presque au-dessus de tout soupçon : sa femme Una par laquelle le récit nous est en grande partie conté à travers les lettres qu'elle réussit à adresser en secret à son frère Andréas resté à l'abri dans la ville voisine pacifique, Satoripolis. Car cette fascinante Antigone  tout entière portée par l'obéissance à son propre désir est bien le pivot de cette tragédie moderne. Le pas qu'elle franchit en dehors de la loi en recueillant un enfant, énième victime de la folle dictature mise en place par son mari , décide alors de son engagement inflexible dans la lutte, jusqu'au bout d'elle-même, coûte que coûte. Una rejoint alors la cohorte des personnages féminins stupéfiants de fragilité et d'élégance, crées par l'écrivain,  tels Sola dans In Memoriam ou Forever dans Les Aubes. A la question de savoir si l'auteur s'est inspirée de l'Histoire qu'elle a en partie vécue dans son Vietnam natal entre 1975 et 1977 avant de s'exiler en France, Linda Lê répond lucidement que le matériau autobiographique est, comme dans ses autres romans, rendu méconnaissable par le travail de l'écrivain.

Et si l'envie nous prend d'y voir une quelconque résonance avec la menace dictatoriale de certaines démocraties actuelles1 contre laquelle Una incarnerait une héroïne de la résistance, le lecteur courrait le risque d'interpréter uniquement Cronos au sens littéral et manichéen (dimension forcément parodique !) pêchant par excès de violences tant dans le vocabulaire que dans les scènes imaginées. Ce serait alors oublier qu'il s'agit peut-être et avant tout d'une oeuvre de fiction dont l'ironie fonctionne à la perfection pour (dé)voiler la mise en abyme de l'écriture comme arme, feu dévorateur et nourricier tout à la fois, véritable Cronos2 pour l'auteur comme son double le révèle explicitement dans un texte antérieur sur le démon de la création :"Que vos mots soient des lames qui déchirent cette nuit [...] Je ne suis pas Electre [...] Je suis possédée par ça. Ça me tient. Ça me tue. Rien, pas même les mots ne m'en délivrera jamais. [...] Ça me dévore. Je sens les dents de Cronos sur ma chair et le couteau de Médée qui fouille mes entrailles."3


1L'une des scènes finales entre Karaci et une "nymphomane" prénommée Carlotta prête à sourire, même si toute ressemblance avec des personnes réelles...2 Rappelons que dans la mythologie grecque, Cronos (à ne pas confondre avec Chronos, dieu du temps) a dévoré ses enfants.3 cf. La pensée de midi  n°5-6, octobre 20014 Dans son recueil de préfaces, Tu écriras sur le bonheur, Linda Lê compare Malina, l'héroïne éponyme du roman d'Ingeborg Bachmann, à Antigone, traduisant ainsi l'optimisme qui sous-tend Cronos : «Antigone représente la vie, l’énergie de la protestation, à l’opposé du père, du pays natal, qui se momifie, se transforme en fossile et qui, en même temps que la mauvaise conscience, refuse la vie.» Dans Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau, c'est au tour de la philosophe Simone Weil de rappeler à Linda Lê les figures d' Electre et Antigone.

 

 

 

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