
Le nouveau roman de
Judith Perrignon,
Les faibles et les forts, parle de statistiques. Oui, parfaitement, de statistiques. Vous savez, ces chiffres opaques qui sont bien pratiques pour parler de vérités qui dérangent. Par exemple, saviez-vous qu’aux Etats-Unis, 60% des afro-américains ne savent pas nager ?
Pour être franche, je ne le savais pas. Même, je ne m’en doutais pas. Judith Perrignon me l’appris, à la fois de la pire et de la meilleure des façons. Le roman fait écho à un « fait divers » américain d’août 2010 : dans la Red River à Shreveport, six jeunes se noient. Aucun d’eux ne savait nager. Dès le lendemain, le débat est lancé :
pourquoi les Afro-Américains ne savent-ils pas nager ?
C’est l’histoire de Mary-Lee, de Dana, et de leurs enfants. La narration passe tour à tour de la grand-mère, qui se fait du souci pour son petit-fils que la police a dans le collimateur, à la fille, à sa petite fille, qui n’a d’autres tourments que sa première fois, à tous les enfants. Un début que l’on redoute classique, du déjà-vu, du déjà-lu. Détrompez-vous. Ce roman polyphone, immense chœur de femmes et d’enfants, raconte une famille, ses démons, mais aussi l’Histoire.
«
Nous sommes devenus des statistiques » pense Mary-Lee du haut de ses quatre-vingt ans, en chemin vers la rivière. C’est là que deux familles se retrouvent, allument un barbecue, se rafraîchissent. Ce jour-là, six ne reviendront pas.
Comme un cauchemar, on ressent encore l’empreinte des Jim Crow, la ségrégation, ce «
vaste mensonge de l’Amérique » comme on dit. La peur s’inscrit dans les corps ; on a intériorisé l’idée qu’on ne pouvait
pas nager.
Le roman est divisé en trois parties, trois Histoires : une famille noire sur le point d’aller pique-niquer, un incident au sujet d’une piscine municipale en 1949, et le verbatim d’un débat radio : « Pourquoi les Afro-Américains ne savent-ils pas nager ?
». Réponses atterrées, ou atterrantes, cela dépend, jusqu’à ce qu’une voix s’élève entre toutes, et qui parle pour ceux qui ne peuvent plus.
En 150 pages, ce court roman pose surtout
la question, qu’on voudrait hurler à la face du monde. Il aura fallu cent ans après la Guerre de Sécession pour que les Noirs-Américains soient (un peu) entendus. Faudra-t-il encore cent ans pour que des gens arrêtent d’affirmer, comme dans cette terrible émission, que «
si les Noirs ne peuvent pas nager, c’est que leur masse osseuse et musculaire est plus lourde, et que donc par conséquent, les Blancs flottent mieux » ?
Les faibles et les forts, à paraître chez
Stock, est un roman puissant, au rayonnement universel.