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Eros, cet énergumène...

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Une actualité de Véronique M.
Publié le 16/03/2016
       "Viens, mon espoir, toujours trop loin Formons un seul corps dans ce coin... Oh ! Que ta bouche est douce à prendre, A boire, à mordre... Qu'elle est tendre Avec la mienne ; et quelle extrême Caresse intime elles se font... Quoi de plus simple quand on s'aime Que de fondre ce qui se fond En un fruit de l'Autre et du Même? [...] Laisse-moi reprendre à ta bouche Pour surprendre une autre saveur Ma langue prête à la ferveur... Elle a sucé comme une mangue Longuement ta suave langue, Mais le temps vient d'un fruit plus doux Ce rubis d'entre tes bijoux De mon doigt plus ne se contente... Ouvre vite... ouvre tes genoux Ouvre à mon oeuvre, ô palpitante... Que ma langue vienne chérir Et de douceur faire périr Ce que déjà ma lèvre effleure, Cette grotte où le plaisir pleure."

paul-valery-loviton.jpegAprès avoir murmuré à votre Dame ces quelques vers, achevez votre effet en lui laissant deviner quel en est l'auteur. Peut-être Baudelaire, ... Aragon ou ... Apollinaire? Non, point... La solution ne réside pas même dans une anthologie de textes érotiques car cet écrivain, quoique l'une des gloires du Panthéon classique, était jusque là considéré comme un poète hermétique, incarnation d'un "esprit français" plutôt austère. Dès l'âge de 21 ans (soit en 1892), celui-ci érigea en intransigeante vertu l'étude de l'esprit humain et renonça à "taquiner la Muse", réelle (il refusa toute passion amoureuse) et imaginaire (il sacrifia la poésie). Seules trois exceptions peu lyriques (La Jeune Parque en 1918, Cimetière marin en 1920 et Charmes en 1922) et sa non moins célèbre Soirée avec Monsieur Teste achevèrent de faire de lui le "Bossuet de la IIIème République", c'est dire le peu de place accordé aux épanchements autres qu'intellectuels. Or, en 1938, lorsque Paul Valéry joindra un premier poème (il en enverra 150) à une des lettres (plus d'un millier recensées) destinée à sa dernière inspiratrice Jeanne Loviton (de son nom de plume Jean Voilier), il révéla que le masque était bien tombé :

       "La gloire ne m'est plus qu'un étrange malheur.

Je laisse évanouir mes volontés savantes"  (Sonnet à Narcissa)

Ainsi, au soir de sa vie publique faite d'honneurs, du haut de sa chaire de professeur au Collège de France et d'Académicien, qui aurait pu imaginer plus envoûtant que cet "appel mystérieux d'abîmes" qui lui fera créer ces vers enfiévrés ? Quoi de plus romanesque que de croire que sous l'habit officiel étriqué d' "Ennemi du Tendre" se dissimulait un coeur vieillissant se découvrant palpitant pour une jeune femme (il avait 67 ans, elle 35) qui le fera "mourir d'amour" (comprenez de chagrin) comme tout héros romantique se doit ? Car conformément à la tradition pétrarquiste qui imprègne ce double recueil inédit, Corona et Coronilla, la dédicataire est autant le remède que le poison, celle qui opère un retour aux forces vives et à la poésie tout autant que celle qui condamne violemment son amant, le dimanche 22 avril 1945, jour de Pâques, à la rupture brutale. Amer, Paul Valéry en souligne alors l'ironie tragique : "Ce jour de la Résurrection qui fut pour moi celui de la mise au Tombeau" et la terrible désillusion : "Mais il ne faut croire à personne et ne fonder sur aucun coeur", avant d'expirer, vaincu, quelques mois plus tard. Le récit de cette liaison a récemment fait l'objet de deux éclairages biographiques qui viennent compléter le bonheur de cette parution: Paul Valéry de Michel Jarrety (livre de référence de ce spécialiste du poète) et le Portrait d'une femme romanesque, Jean Voilier de Célia Bertin.

La métamorphose a le mérite de nous faire découvrir sous un jour pour le moins nouveau ces poésies amoureuses, tantôt libertines, tantôt "élégiaques" parmi les plus touchantes, ce qui fait (enfin) accéder Paul Valéry au rang des poètes "aimés"comme le précise Bernard de Fallois, éditeur et signataire de la postface de la présente édition. Ce qui persiste de ces charmantes pièces, quoique très classiques dans la forme mais étonnamment puissantes, c'est cette certitude de l'Amour fou (voir le titre d'André Breton sorti en 1937, année de la rencontre Valéry/Loviton) qui bouleversa et concilia la chair et l'esprit d'un homme. Confondant en un même mouvement, femme aimée, création poétique et passion, il lui/leur dédia encore ces mots :

"Tu es harmonie, mon amour... Le métier de poète fait découvrir le secret de cet ordre caché. Je vois que tu es de la nature d'un poème : j'entends de ceux où le simple rapprochement des mots a une vertu magique. Ta voix et tes yeux agissent de concert, comme un accord.

Voilà ce qu'il faudrait que fixât Corona".

Soixante-trois ans après, le voeu de Valéry a été entendu : lisons donc ses textes comme "le miel de [s]on dernier breuvage", ultime "flambeau" d'un Tombeau heureusement exhumé.

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