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Le néant revisité : Trouville, U.S.A.

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Une actualité de Julien
Publié le 21/06/2018
The big nowhere. Avec "Grandes Plaines", Ian Frazier nous offre une bien belle tranche d'americana, une ballade hirsute et mal rasée en terres de western, aujourd'hui en pleine déconfiture.
Le trouillomètre était pourtant au bord de l'implosion à l'abord d'un tel livre. Il y avait tout à craindre de la part d'un pur gars de l'Est, pilier du New Yorker, biberonné à l'ironie et au mot d'esprit, partant faire son voyage initiatique vers l'Ouest dans l'idée de nourrir sa chimère de Grand Roman Américain - le Montana de Brautigan & co en ligne de mire -, et qui mettrait à profit son voyage pour remplir son carnet de notes de remarques acerbes et bien senties sur les péquenauds édentés croisés en chemin.
 
Rien de tout cela ici, fort heureusement. En route, Frazier s'éparpille, s'émerveille et se prend de passion pour ces plaines arides, balayées par le vent, désertées, oubliées. C'est peu de dire que dans l'imaginaire collectif et l'iconographie traditionnelle, cette portion de l'Amérique demeure le parent pauvre. On frôle même l'indigence. Le lecteur qui débuterait en géographie serait en bon droit de demander : mais c'est quoi les Grandes Plaines au juste ? C'est simple : c'est tout ce qui ne vous vient PAS à l'esprit quand vous songez aux Etats-Unis. Un bloc d'États aux dimensions démesurées, aux frontières bien carrées tracées à la charrue, à la démographie en constant recul et qui, après avoir été le grenier à blé du monde entier, ne semblent plus jouer aucun rôle dans la marche du pays.
 
Frazier y trouve cependant assez de matière pour alimenter sa rêverie, étancher sa soif de connaissance de l'histoire intime des USA et étayer sa nostalgie de la démocratie américaine, avec ses faillites. Cherchant à rendre justice à ces terres et à les resituer sur la carte, son attention est aimantée par le moindre panneau en complète décrépitude et son avidité à recueillir n'importe quel témoignage, même le plus décalé, n'a d'égale que sa faculté à mettre l'aise ses confidents (y compris les auto-stoppeurs mal embouchés). Au fil de son récit, entre un défilé de chapeaux dominical en pleine rue et une visite au musée des Grands Professeurs du Kansas, il passe sans cesse du coq à l'âne - ou plutôt de la truite au bison. Voyageur curieux de tout, mais chroniqueur prudent et avisé, il laisse toujours la légende à une distance raisonnable. Lorsqu'il évoque Bonnie Parker et Clyde Barrow qui ont arpenté ces plaines en tous sens lors de leurs cavales, il s'attarde en premier lieu sur leurs dimensions modestes (1,50m pour elle, 1,63m pour lui - le film avec Faye Dunaway et Warren Beatty, on s'en doutait, était un peu flatteur) et sur la seule véritable obsession de Clyde Barrow : son saxophone et ses partitions. Par ailleurs, Bonnie et Clyde, les deux membres de ce couple immortel, avait chacun un de ces tatouages d'amour ringard (un cœur, une flèche, le nom de l'être provisoirement aimé), sauf qu'aucun des deux ne mentionnait le nom de leur partner in crime...
C'est à l'Est des Grandes Plaines, en Louisiane, qu'ils tombèrent sur des policiers peu loquaces. Exit donc Bonnie & Clyde.
 
En réalité, la véritable obsession de Frazier n'est pas le gangstérisme (ni le saxophone), mais le chef indien Crazy Horse. Ce qui, en fin de compte, revient de manière semblable à dresser une histoire de la criminalité aux USA. Après avoir relaté pendant une bonne dizaine de pages très opaques les circonstances troubles de son assassinat au Fort Robinson (jamais vraiment élucidées, et ce n'est pas le touchant effort de Frazier - venant s'ajouter aux milliers de pages déjà noircies sur le sujet - qui va y contribuer), il se livre à son panégyrique avec une sincérité et une ardeur désarmantes. Il nous rappelle que ces États aujourd'hui presque fantômes furent jadis des jalons dans la conquête de l'Ouest et dans la progression de la Frontière, mythe constitutif des Etats-Unis. Les plaines traversées bruissent encore d'échos, de personnages, de hauts faits, dont s'empare Frazier avec gourmandise et discernement. Son portrait de Custer par exemple est à rebours de l'imagerie traditionnelle de boucher et d'homme de fer, le dépeignant avant tout comme un bon vivant, jouisseur, intrépide, imprévisible et la plupart du temps mal avisé dans ses décisions. Ce qui tendrait à faire d'Errol Flynn l’interprète idéal du personnage et l'admirable Charge fantastique de Walsh le film le plus juste sur ce personnage pour le moins controversé.
 
Au cours de ses pérégrinations, Frazier finit également par remarquer qu'il se meut au milieu du plus gros arsenal nucléaire au monde. "Un silo à missile nucléaire est un élément typique des Grandes Plaines". Les têtes nucléaires, encore bloquées dans les années 60, sont toujours tournées vers la Russie. On finit par ne même plus y prêter attention mais derrière le calme apparent, la moindre intrusion peut déchaîner les forces de l'enfer. Ses calculs pour savoir combien cela coûte chaque année au contribuable américain finissent par lui tourner la tête et c'est vers le Crazy Horse Memorial (sa marotte), en gestation, qu'il part se ressourcer : une statue gigantesque gravée à flanc de montagne, dans le plus pur style étasunien, qui sera peut-être à son achèvement - pas avant 2050 - la plus grande au monde (les travaux ont commencé en 1948 : pensez-y la prochaine fois que vous pesterez après des artisans travaillant trop lentement chez vous).
 
Tout au long de ce récit cocasse et picaresque mais qui se pare parfois des atours d'une élégie, la candeur et l'absence de cynisme de Frazier le font rejoindre le meilleur d'une certaine tradition américaine, évoquant le registre de l'americana, souvent méprisé ici. "On peut être incroyablement heureux dans les Grandes Plaines. La joie semble être un produit de la géographie, exactement comme le désert peut susciter l'extase mystique et la lande anglaise la mélancolie. Une fois que le bonheur s'élance dans ce lieu ouvert, peu de choses peuvent l'arrêter. Et si les Grandes Plaines sont ainsi aujourd'hui, c'est qu'elles l'étaient au XIXe siècle (...). Les gens y traquèrent le bonheur si férocement qu'il les effleurera encore une dernière fois au moment de leur disparition." Une lancinante nostalgie de ce qu'aurait pu être la démocratie américaine sourd au fil des traversées de patelins abandonnés et des rencontres avec les autochtones vieillissants, préférant vivre dans un passé plus peuplé que le présent. Et l'épiphanie soudaine qu'il ressent à Nicodemus (ville du Kansas créée par des Noirs à l'issue de la Guerre de Sécession et qui ne compte pas plus de 50 âmes aujourd'hui), "une ville qui avait pourtant de quoi garder rancune, qui aurait pu ne jamais exister", le jour de la "fête des Fondateurs", constitue sans aucun doute l'acmé de l'ouvrage. Les regrets s'accumulent, mais le lyrisme affleure :  "Et je me suis dit, ça aurait pu marcher! Cette démocratie, cette terre de liberté, d'égalité, de quête du bonheur - ça aurait pu fonctionner (...). Les sœurs Robinson dansaient pendant que Prince évoquait des colombes en larmes, et soudain, la beauté, le courage, la curiosité, et la gentillesse ne furent plus des aberrations en ce monde (...). Le rancher qui voulait voir du breakdance applaudissait à tout rompre. Et soudain pour moi, comme peut-être pour d'autres dans cette salle, la vue de tant de Noirs dans ces Grandes Plaines blondes aux yeux bleus m'a fait l'effet d'une gorgée d'eau bien fraîche. Pendant un moment, j'ai imaginé que le passé pouvait être réécrit, des guerres annulées, les bisons et les Indiens indemnes, la prairie intacte. L'histoire aurait peut-être pu tourner autrement. Peut-être que l'histoire de l'Ouest aurait pu s'appuyer davantage sur des défilés de chapeaux, des petites fêtes désarmées, sur la danse et la dégustation de travers de porc." Si ce n'est Prince, l'eau fraîche et les travers de porc, on pourrait souscrire pleinement à un tel programme. Nous voilà projetés dans un western de John Ford, dans une de ces séquences de bal défiant le Temps, où rien ne se passe mais tout se joue, à l'ivrognerie douce, et où, entre deux pas de danse, une cour timide et maladroite et une bagarre homérique au comptoir, se fait jour une commune conception de la démocratie et se forge une communauté de destins.
 
Si pour vous aussi, il n'y a rien de plus attirant et intriguant qu'une maison abandonnée au bord d'un chemin vicinal (comme une promesse de sensations inédites et capiteuses), vous serez avec Ian Frazier en bonne compagnie. Son sens de l'anecdote et du détail frise le génie et la galerie d'olibrius tendrement croqués s'avère des plus gouleyante, loin du regard compassé et suffisant du citadin qui découvrirait la campagne, tel un martien tombant sur un os de diplodocus. Cette virée au sein des Grandes Plaines est - dans le désordre et à parts égales - un ouvrage jubilatoire, étrange, foutraque, instructif, élégiaque, saugrenu et fascinant. Et drôle en permanence. Cerise sur le gâteau, l'éditeur a conservé les roboratives 52 pages de notes et le précieux index qui permettent de se remettre en selle au milieu de cet authentique et frénétique stampede.

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