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Ils vivent la nuit, retour aux ténèbres

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Une actualité de Véronique M.
Publié le 25/03/2016

    On est comme eux, D. On n'en a jamais assez. Ni toi, ni moi, ni Pescatore. On aime trop ça.

     - Ça quoi ?

    - La nuit. On ne s'en lasse pas. Si tu vis le jour, tu suis les règles de la société. Nous, on vit la nuit et on suit les nôtres. Le problème, D... c'est qu'on n'a pas vraiment de règles.  "

    " Mais on n'est pas les enfants de Dieu, Joe, on n'est pas des personnages de conte de fées dans un livre sur le grand amour. On vit la nuit, et on danse comme des fous pour que l'herbe ne puisse pas repousser sous nos pieds. C'est ça, notre credo. "

Ils vivent la nuit s'inscrit dans le sillage d' Un pays à l'aube en tant que prolongement narratif et historique, et se révèle parfaitement à la hauteur du précédent déjà salué unanimement par vos libraires en 2009 lors de sa parution. En guise de rappel, voici un résumé de l' enthousiasme que nous partagions sur le site Mollat à propos d'Un pays à l'aube : " c'est sans conteste un grand roman, un de ceux qui déroutent lorsqu'il débute mais n'est-ce pas un signe ? Que ses fans ne soient pas surpris : il délaisse ici le roman policier pur pour s'attaquer à une saga à l'ampleur historique et sociale indéniable : viennent s'y mêler des accents de roman noir [...] dans l'ambiance délétère de la ségrégation raciale qui avait cours à l'époque... Danny Coughlin, jeune flic de Boston, se retrouve au cœur de cette tourmente [...] Remarquablement construit, ciselé dans une langue remarquable qui lui fait tutoyer les plus grands, ce roman manifeste un Lehane qui paraît transcendé par son sujet."

Dès le deuxième paragraphe d' Ils vivent la nuit (le premier est un petit bijou qui nous laisse entrevoir la fin incroyable du roman !), le lecteur se retrouve à Boston en 1926 en compagnie de certains des personnages du premier opus qui se passait en 1919. On comprend vite que, tel James Ellroy dans sa dernière trilogie Underworld USA, Dennis Lehane nous amène dans ce deuxième volet (un troisième serait prévu) au fin fond de cette nuit américaine pour dresser un tableau ambitieux de la période de la Prohibition et de la crise économique à travers le microcosme de la pègre, soit entre 1926 et 1935. Epique, sombre, exaltant tant les sentiments amoureux que les actes criminels, Dennis Lehane a le talent de nous immerger dans ce roman-fleuve comme dans un très grand film noir dont il emprunte les codes visuels et la fluidité des plans, des dialogues : rappelons que son art des dialogues ciselés et percutants en avait fait un excellent scénariste de l'excellente série The Wire/Sur écoute. On est hypnotisé du début à la fin par cette "histoire dans l'Histoire" qui se déroule comme sur grand écran ! Pas étonnant que Ben Affleck, le réalisateur oscarisé du remarquable Gone baby, gone  adapté du même auteur ait été séduit par cette fresque : un projet de réalisation serait en cours, dès lors on peut parier qu'avec les superbes Shutter island et Mystic river, le succès du passage d'un tel livre au film sera certainement encore au rendez-vous.

Si Un pays à l'aube suivait Aiden/Danny, le fils aîné du chef de la police de Boston, c'est son frère cadet Joseph/Joe Coughlin qui est le centre d'Ils vivent la nuit. Pour autant, leurs destins ne vont pas du tout prendre le même chemin, comme si l'aura à la fois protectrice et écrasante de leur père Thomas ne pouvait laisser le choix qu'entre une identification aux idéaux familiaux ou à une complète rébellion. Joe, qui a autant de mal que Danny à se déprendre du magistral et corrompu héritage du capitaine de police Thomas Coughlin dont il est le portrait craché, sera un malfrat - initié par un autre père, le parrain Maso Pescatore - et chef de gang dont la fortune va croître grâce à l'argent sale de la Prohibition, bâtissant un empire de la contrebande d'alcool, des armes dérobées et des casinos clandestins. Devenu en quelques années un bootlegger et parfait hors-la-loi, après diverses activités illégales en tous genres de plus en plus dangereuses, il parvient à se faire respecter des caïds de la mafia cubaine et italienne qu'il mettra à genoux après quelques scènes mémorables et éprouvantes (son emprisonnement durant deux années, les passages à tabac, les tortures de ses adversaires) ; mais son rival le plus haï demeure Albert White dont il convoite d'abord le tripot clandestin puis la splendide maîtresse Emma, comme dans tout roman (et film) noir digne de ce nom. Se jouant des clichés du genre sans tomber dans la facilité ni la caricature, Joe doit composer avec une passionnante complexité intérieure : certes il devient un " prince gangster " influent qui apprendra à Ybor en Floride (deuxième partie entre 1929 et 1933) à tuer en se frottant à plus coriaces que lui, mais il reste un homme dans toute sa fascinante ambiguïté, avouant à son meilleur ami d'enfance et vieux complice Dion qu'il est dominé, comme tous ses ennemis, par la peur. Rebelle romantique, il révèle un coeur "amoureux d'un fantôme" (la disparition d'Emma Gould va précipiter son ascension et sa chute) doté d'une conscience incarnée par un fauve aux yeux jaunes qui le poursuit dans ses hallucinations, notamment face à la désarmante et touchante Loretta Figgis qui lui oppose de sacrés arguments en matière de rédemption et de moralité chrétienne.

Ce roman d'éducation criminelle d'une intensité quasi métaphysique se lit comme un page-turner bourré d'adrénaline dont la leçon majeure pourrait se trouver dans le titre de la dernière partie du roman : "tous les enfants violents" et qui rappelle cet échange père/fils au début du roman :

Ce que j'ai appris, c'est que la violence se multiplie. Et que les enfants issus de ta violence finissent toujours par se retourner contre toi comme des bêtes sauvages impitoyables. Tu ne reconnaîtras pas en eux la chair de ta chair, mais eux te reconnaîtront. Ils feront de toi l'objet de leur vindicte. [...]

- La violence engendre la violence, Joseph. C'est indiscutable

- Oui, papa, je sais. J'ai lu mon catéchisme.  "

Vivement le troisième volet !

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