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Kafka à Bordeaux

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Une actualité de Véronique M.
Publié le 09/05/2013

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                                  Peu d'écrivains comme Kafka ont été autant traduits, rares sont les occasions d'entendre deux de ses éminents traducteurs qui ont reçu  tôt dans leur vie l'empreinte indéfectible de ce "mythe" dont l'oeuvre possède encore intacte le mystère de ce "vertige d'être" auquel sa (re)lecture invite à chaque reprise.

C'est donc à l'occasion d'une rencontre inédite autour de l'auteur tchèque de langue allemande que la Bibliothèque de Bordeaux, en partenariat avec le Goethe-Institut, a convié pour sa soirée d'inauguration Georges-Arthur Goldschmidt et Bernard Lortholary afin de réouvrir le dialogue infini sur leur propre travail de "Kafka-pratiquants" tel que ce dernier se définit lui-même.

Si le nom de ces deux traducteurs n'évoque rien pour vous, recherchez dans votre bibliothèque vos exemplaires du Procès, Le Chateau, La Métamorphose... De même, sachez que les deux plus grands succès et plaisirs accordés par la littérature allemande contemporaine en France, soit Le Parfum de Patrick Süskind et Le liseur de Bernard Schlink sont redevables du travail de Bernard Lortholary qui a de même traduit tout ou partie des oeuvres de Thomas Bernhard, Urs Widmer, Günter Grass, Goethe, Robert Walser...

Vous prenez ainsi peut-être connaissance de l'identité de ceux qui nous ont permis de lire pour la première fois Kafka, comme s'y sont précédemment penché les illustres Alexandre Vialatte, Pierre Klossowsky, Pierre Leyris, Marthe Robert, Clara Malraux... ainsi qu'un Bordelais quasiment inconnu qui a traduit Au Bagne (soit La colonie pénitentiaire), Jean Carrive, auquel la Bibliothèque rend hommage avec de multiples manifestations : une lecture très juste de ce texte puissant (à la suite de la conférence Goldschmidt/Lortholary) invitant à se rendre à l' exposition où on peut découvrir sa vie (1905-1963) : sa jeunesse surréaliste, son mariage avec la germaniste (qui a formé des générations de professeurs et traducteurs bordelais dont Sibylle Muller, modératrice de la rencontre) et juive allemande Charlotte avec laquelle il passera sa vie au domaine de la Girarde près de Sainte Foy la Grande. Ils furent résistants jusque dans l'exercice même de la traduction car c'est au péril de sa vie (ainsi que pour sauver sa femme des persécutions nazies) que Jean Carrive a contribué, au moment le plus noir de la censure (Kafka, en tant qu'auteur juif, fait partie de la liste Otto qui l'interdit en Allemagne, mais également en France), à faire connaître ses textes aux lecteurs français dès son retour d'Allemagne en 1938. Il publiera dans des revues puis chez Gallimard avec La muraille de Chine (co-traduit avec A. Vialatte, 1950) qui signera sa consécration avant de retomber dans l'oubli si ce n'est grâce à l'action conjointe de Jutta Bechstein qui avait, dès 1997, consacré un article qui reparaît à l'Atelier de l'Agneau pour l'occasion ("Kafka à Bordeaux ou La vie de Jean et Charlotte Carrive à la Girarde") et de Jean-Paul Jacquier qui a réuni les manuscrits de Jean Carrive présentés pour cette exposition-hommage elle-même prolongée par la parution prochaine d'un ouvrage sobrement intitulé  Jean Carrive : Franz Kafka (éditions La Nerthe).

Si pour G.-A. Goldschmidt et B. Lortholary la rencontre avec le texte kafkaïen s'est faite de manière très singulière, ils ont pu affirmer à juste titre que cette découverte avait bouleversé leur vie et éclaire notamment les différences de traductions que soulèvent leurs travaux respectifs. Pour le premier, jeune orphelin allemand protestant réfugié en France dès l'âge de 11 ans (en 1939), le "choc Kafka" a quasiment coïncidé avec une triple prise de conscience (celle de son existence, du "philosophique" et de sa judéité) qui décidera en grande partie de sa vocation autant à traduire, forme d'écriture abandonnée depuis peu (on lui doit Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche en 1972 pour la collection Livre de poche, mais également Adalbert Stifter et son méconnu chef d'oeuvre L'homme sans postérité chez Phébus, sans omettre les traductions françaises pendant trente ans de l'écrivain autrichien Peter Handke) mais également à poursuivre en parallèle un travail d'écrivain, toujours à la confluence du littéraire et du spéculatif, comme dans Le miroir quotidien, Un jardin en Allemagne, La Forêt interrompue et son autobiographie écrite en 1999, La Traversée des fleuves. Cette double activité n'a pas manquée d'être saluée par son confrère français Bernard Lortholary qui lui, a choisi une voie autre de la transmission qu'elle soit dans le retrait de la traduction, de l'enseignement (professeur à la Sorbonne) ou dans l'édition (il fut aussi éditeur chez Gallimard). Pour ce dernier, Kafka fut découvert comme tant d'autres de sa génération grâce aux traductions d'Alexandre Vialatte à partir desquelles il a tenté, dans ses propres traductions, de rendre la langue de l'écrivain tchèque à sa  crudité originelle, trop édulcorée à son goût par son prédécesseur dans les années 1930.

Des problématiques intéressantes furent soulevées à l'occasion de cette rencontre, notamment celle de la place du traducteur face à l'œuvre traduite, surtout en ce qui concerne celle d'une aura aussi imposante que Kafka. Pour les deux spécialistes en présence, il est clair qu'un traducteur, aussi réputé soit-il, ne doit absolument pas se confondre avec un quelconque exégète. Il doit donc se garder de tout commentaire sur le texte ou l'écrivain qu'il sert dans l'ombre, devant humblement se retrancher derrière son travail : en bref, pour reprendre le prosaïsme amusé de Goldschmidt, "le traducteur ne doit pas ramener sa fraise"! Cette position de fidélité et de rigueur absolues se retrouve néanmoins dans deux de ses très beaux textes sur Kafka qu'il ne s'est autorisé à faire paraître qu'après l'arrêt de son travail de traducteur, soit la fin du Poing dans la bouche ainsi que Celui qu'on cherche habite juste à côté (selon une phrase de Kafka lui-même) aux éditions Verdier. De même, je ne saurais que vous recommander la lecture de ses récents entretiens dans Un enfant aux cheveux gris (CNRS éditions, 2008) qui restitue son parcours (il a 80 ans) et son statut d'écrivain-traducteur. Il revient longuement sur ses années de formation et nous parle avec une lucidité intacte de sa découverte sensuelle de la littérature (voir le passage sur l'influence de sa lecture troublée des Confessions de Rousseau...), expérience tant de l'esprit qu'inscription du corps qui lui fait dire: "Traduire est un acte physique".

La connivence entre les deux hommes remonte à la traduction simultanée et à leur insu du Procès qui fait dire à G.-A. Goldschmidt, et atténuer quelque peu l'éloge à son confrère : "la traduction de Bernard Lortholary (parue chez Flammarion] est parfaite et élégante, la mienne [parue chez Pocket] paraît lourde, rugueuse", ce qui a permis de soulever un enjeu important de la différence de la langue allemande ("langue du pouvoir, simple, concrète") par rapport au français ("qui serait plus pauvre, mais langue de la diplomatie, subtile, juste, abyssale"). Mais ces deux spécialistes s'accordent sur la singularité de la langue kafkaïenne à la fois limpide et complexe (à la manière d'un bloc de cristal pur, transparent et extrêmement dense), raison qui justifie non seulement la multiplicité existante des traductions de cet écrivain mais qui renvoie également à la pluralité des interprétations de ses paraboles. Au-delà de l'enfermement discutable dans une lecture symbolique (Kafka comme prophète d'une littérature "concentrationnaire"), son énonciation tout autant que ses textes nous renvoient à l'impuissance à dire de toute langue qui se prête tout autant qu'elle résiste à son interprétation.

Et c'est de cette impossiblité même, de ce silence des langues (comme l'avait souligné Maurice Blanchot, mais aussi comme nous le redira bientôt Georges-Arthur Goldshmidt dans son essai à paraître l'année prochaine, A l'insu de Babel) que l'écrivain  peut s'autoriser à enrichir l'étrangeté du monde de sa propre langue-énigme. En cela, chaque écrivain serait (son propre) traducteur en ce que "dans toute langue subsiste une part d'intraduisible" (Un enfant aux cheveux gris).

Afin d'approcher encore aux multiples secrets de l'œuvre de Kafka, vous pouvez vous rendre jusqu'au 15 novembre à l'exposition autour de Jean Carrive au premier étage de la bibliothèque Mériadeck.

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