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Karen Carpenter : soudain le vide

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Une actualité de Julien
Publié le 21/07/2018
Avec "La Disparition de Karen Carpenter", le journaliste Clovis Goux parvient à nous passionner pour les Carpenters, le groupe gnangnan number one des années Nixon, et le sort tragique de sa chanteuse anorexique.

Début des années 70. L'Amérique, qui ne comprend rien au conflit vietnamien dans lequel elle est engluée, a besoin de réconfort. Charles Manson et sa troupe, vexés de leur éviction du music-business, ont décidé en représailles de ratiboiser la fine fleur hollywoodienne, et de concert avec les Rolling Stones (et leur idée du siècle de confier la sécurité de leur festival d'Altamont aux Hells Angels), ont sonné la fin de la récré hippie. Les doux et inoffensifs Carpenters s'engouffrent dans la brèche et marquent un "retour à l'ordre musical" après toutes ces dérives acid-rock. Avec leur allure de brus et gendres idéaux, ils alignent les hits romantiques et indolores, une musique middle-of-the-road qui rassure l'Amérique. Ils imposent le retour des "trois H" : "hope, happiness, harmony". Ce slogan publicitaire a tout d'un programme politique. Leurs albums, pondus au métronome (1975 - annus horribilis ! - n'est connue des fans que comme "l'année sans nouvel album des Carpenters"), deviennent la BO officielle des années Nixon, qui les invite à plusieurs reprises à la Maison Blanche. Les Carpenters seront quasiment le seul point de contact de Tricky Dick avec sa chère majorité silencieuse. Mais quand votre fanbase se confond avec l'électorat de Nixon, les compteurs s'affolent : plus de 100 millions d'albums vendus et des apparitions TV qui battent tous les records d'audience. Un de leurs premiers succès, le sirupeux We've only just begun, devient le préambule incontournable à toute cérémonie de mariage WASP.

Un mauvais présage toutefois : c'est le chanteur-compositeur Paul Williams - qui incarnera bientôt le Swan méphistophélique du Phantom of the paradise de Brian De Palma - qui fournit aux Carpenters tube sur tube...

Triomphe extérieur, gouffre domestique

Mais derrière leur succès irrésistible et les sourires Colgate se dessine une tragédie : celle de Karen Carpenter, qui souffre d'anorexia nervosa et a entrepris de s'autodétruire aux laxatifs. Sa personnalité réservée se dissout très vite dans un groupe mené de main de fer par son frère Richard et sa vie personnelle est balayée par les tournées-marathon des Carpenters. Une seule obsession : son poids et sa silhouette, qui ne cadrent pas avec les canons du marketing et les oukases des magazines de mode. Tandis que son frère ferme les yeux et s'euphorise aux Quaalude, l'intoxication de Karen aux laxatifs et vomitifs en tout genre ira crescendo, jusqu'à sa mort prématurée en 1983.

De façon souvent stimulante, parfois au chausse-pied, Clovis Goux insère la ballade funéraire de Karen Carpenter dans les interstices de l'histoire socioculturelle des Etats-Unis. Les Carpenters apparaissent ainsi à la fois comme le produit, le compagnon et la victime de la suburbanisation forcenée de la société américaine d'après-guerre. Une fuite massive des classes moyennes vers des banlieues climatisées, aseptisées, où l'ennui seul le dispute au conformisme, entre soap-operas et uniques sorties au shopping mall du coin. Maman America, encore confinée à la cuisine avec la marmaille, va traverser trois décennies shootée au Valium. Ironiquement, la musique des Carpenters, vache à lait de l'industrie musicale et bébé-éprouvette de ces banlieues-laboratoires, sera l'accompagnement idéal des après-midi Tupperware, leur style tranchant peu avec la muzak diffusée en boucle dans les centres-commerciaux, destination privilégiée du week-end.

Les doigts dirigés par de mauvais esprits comme le nôtre ripent toujours au moment fatidique et s'échinent à taper "Crapenters" sur le clavier. Qu'on se rassure : Clovis Goux, lui, se montre juste et impartial (et bien moins méprisant que nous) lorsqu'il ausculte la musique et les tubes du groupe (avec une belle envolée sur Superstar) et passionnant quand il décrit, dialogues imaginaires à l'appui, la déconvenue du premier album solo de Karen Carpenter. Un effort qui ne sortira jamais des cartons, marabouté à distance par le frangin Richard (alors en cure de désintox), terrorisé à l'idée que sa sœur, figure de proue de sa petite entreprise, puisse se compromettre dans du disco.

Karen Carpenter, après des années de déni et de comédie sociale, tentera un mariage (fiasco) et une psychothérapie (en vain). Un petit matin, de passage chez ses parents en Californie, son cœur explose devant la penderie, au moment de choisir sa tenue. Elle avait presque 33 ans et pesait à peine plus.

Si elle n'avait pris l'habitude de tricher en empilant des couches de frusques bouffantes pour dissimuler un corps déjà cadavérique, sa garde-robe entière aurait alors tenu dans une boîte d'allumettes.

Note : ceux et celles qui ont vu le premier film - interdit de diffusion - de Todd Haynes, "Superstar : The Karen Carpenter Story", seront déjà un peu familiers de cette histoire. Cette petite merveille de débrouillardise et d’originalité (Haynes rejoue toute l'histoire à l'aide de poupées Barbie et d'images d'archives), bloquée pour d'évidents problèmes de droits et un procès de la famille Carpenter, ne pourra toutefois être visionnée que par les personnes habituées à prendre tous les risques cybernétiques et donc prêtes à encourir les pires représailles (comme, par exemple, être condamnées à écouter en boucle la discographie intégrale des Carpenters). On vous aura prévenus.

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