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La banalité du mâle

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Une actualité de David V.
Publié le 18/09/2014

sophie divryVoilà, on a pardonné Sophie Divry son précédent livre Journal d'un recommencement qui racontait par le menu un retour à l'Eglise (et dans les églises), chemin de croix littéraire qui nous avait fait oublier le plaisir pris à la lecture de La Cote 400. Cette incartade sur les routes de la foi a peut-être permis à l'auteur de gagner cette sérénité inquiète qui parcourt son nouveau roman La condition pavillonnaire : sérénité parce que le livre maintient sans relâche la légère tension indispensable pour réussir un livre qu'une baisse de rythme affaiblirait et qu'on sent que son auteur sait où elle va et quels moyens elle a choisis pour y parvenir ; inquiétude parce que son roman est un vrai bloc d'angoisse, une mécanique huilée qui vous poisse joliment  l'esprit, ce qui n'est donné qu'à peu de livres. Le procédé narratif pour être peu habituel n'est pas certes pas follement original depuis le Nouveau Roman et Michel Butor mais il provoque un terrible effet-miroir qui n'est pas pour rien dans le trouble qui s'installe : le narrateur tutoie son héroïne et ne la lâche plus, oscillant entre présent et passé pour brouiller nos repères et déboîter la dangereuse linéarité d'une vie qui nous est contée (et comptée) de son début à sa fin. Mais c'est aussi la protagoniste qui semble se parler, contempler le banal désastre d'une vie moyenne : "tu te souviens" est-il écrit pour débuter. Les événements se suivent mais sont parfois annoncés, les échéances arrivent mais on nous y a préparés. M.A., c'est son acronyme (nous n'en saurons pas plus (coquetterie de l'auteur ?)), est l'objet de l'étude entomologique de Sophie Divry, c'est un insecte besogneux, une fourmi humaine qui s'agite dans une fourmilière qui a pour nom France des trente glorieuses à l'agonie, France des pavillons qui se répandent sur le territoire comme de la mauvaise huile sur un carrelage, France pays du bonheur possible. ça ne commence pas comme un rêve d'enfant, on croit que c'est dimanche, on n'est pas dans une chanson 70' s de Julien Clerc, ça commence par l'ennui de l'enfance, par les rêves de l'enfance, puis ceux de l'adolescence, par ses petites phrases qu'on mémorise et garde au fond de la mémoire comme des pierres tristes qui vous lancent dans la vie avec un léger surpoids qui ne partira plus. On a sa meilleure copine, les premiers échanges de lettres (jeunes gens, souvenez-vous : fut un temps où les adolescents s'écrivaient sur du papier !), les tentations de liberté, l'envie de fuir la famille grise et de devenir indépendante même si la grande ville perd vite sa séduction. Le premier amour qui survient et donne le sentiment qu'on invente ce sentiment, les premiers projets qui donnent l'impression qu'on invente la vie. Et au milieu de tout ça les objets, le mobilier, les produits, les marques, les comportement que Sophie Divry décrit avec un plaisir de sociologue qui a lu Flaubert (il y en a) ; l'imbrication de la vie réelle dans ce monde des formes qui contraignent nos corps et nos esprits en faisant croire qu'ils les servent. M.A. est une enfant de la société de consommation et toute sa vie en est l'illustration, du premier stage en entreprise à l'acquisition de la maison particulière, du premier bébé aux dernières années aussi lamentables qu'on pouvait le craindre. C'est aussi exaspérant que jouissif, condamnés que l'on est à chercher dans cette vie minuscule des traces de la nôtre. Magnétisés par l'exercice littéraire qui n'évite aucun recoin, nous nous surprenons à ne plus pouvoir lâcher cette figure de femme ni féministe ni réactionnaire, mi-Bovary mi-Bovery dont nous ne manquons aucun épisode du parcours. Et que dire des hommes de ce livre ? ils sont glaçant de lâcheté, terriblement banals en somme, ce qui est impardonnable dans le monde romanesque. La vie moderne est confortable, c'est ce qui la rend si horrible. Avoir réussi la gageure de nous intéresser avec une existence banale n'est pas la moindre réussite de Sophie Divry. Le livre se termine au futur qui est, comme on sait, le temps de la mort. La condition pavillonnaire est un requiem sans orgue, un lamento à l'impossible liberté, sa musique obsédante vous poursuivra peut-être jusque chez vous, en sortant du bus et en remontant l'allée gravillonnée qui mène à votre porte.

PS : La condition pavillonnaire appartient à la collection Notabilia de Brigitte Bouchard chez Noir sur Blanc où l'on retrouve l'exigence et le talent qui faisaient la force des Allusifs de naguère.

 

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