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La langue bat où la dent fait mal

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Une actualité de Julien
Publié le 12/12/2017
Discussion vivifiante, à bâtons rompus, entre un linguiste chevronné et un auteur de polar comblé autour de "la langue italienne".
Derrière ce titre énigmatique et intriguant qui fera l'objet d'une tentative d'explication (et dont la polysémie incarne à merveille tout ce qui fait le sel de cet échange), se cache un dialogue éblouissant, stratosphérique et empreint de sagesse entre deux des plus fins connaisseurs de la langue italienne. Tullio De Mauro, disparu en début d'année, était un éminent linguiste, responsable de plusieurs Dictionnaires et Histoires de la langue italienne ainsi que de l'édition de référence du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure. Andrea Camilleri, le papa du commissaire Montalbano, est plus connu dans nos contrées. En Italie, c'est aussi un homme de théâtre, de télévision et de radio à la productivité stupéfiante.

Nous présentons nos excuses au lecteur qui aurait pu être effrayé par la balise "linguistique" et tenons de suite à apporter un démenti : nous n'avons pas affaire là à un ouvrage théorique et complexe, réservé aux seuls spécialistes, mais à une discussion bouillonnante et stimulante, s'appuyant avant tout sur des anecdotes personnelles et des observations concrètes, empiriques. C'est l'esprit dans les étoiles, et en même temps les pieds bien sur terre, par la grâce d'une élasticité étonnante et d'une hauteur de vue incomparable, que De Mauro et Camilleri nous cornaquent avec brio et générosité à travers les méandres d'une langue aux atours enjôleurs et à l'histoire fort sinueuse.

Il est du reste impropre de parler de la seule "langue italienne". Sa pluralité, ardemment défendue par les auteurs après des décennies de politique d'uniformisation (qui nous apparaît comme une sombre rémanence du jacobinisme de l'abbé Grégoire) a façonné la richesse de la culture transalpine et pose à cet égard d'épineux problèmes à tous ses traducteurs : une question délicate sur laquelle les deux auteurs reviennent judicieusement, notamment à propos des romans de Camilleri qui mélangent plusieurs dialectes. Nous revient à l'esprit la fameuse expression "traduttore, traditore" (traduire, c'est trahir) et on se dit qu'il n'est pas indifférent qu'elle soit d'origine italienne.

Nos deux guides, merveilleux orpailleurs, sans jamais se départir d'une contagieuse bonhomie, passent au tamis de leur sagacité plusieurs siècles d'une construction linguistique, littéraire et politique à nulle autre pareille. La foule de poètes et écrivains convoquée à cet effet est vertigineuse - certains étant hélas assez obscurs pour nous (1) - mais sert toujours le propos : le name-dropping est heureusement étranger à leur vocabulaire. Insatiables, les deux compères qu'on imagine généreux ripailleurs et dont on aurait bien aimé être les commensaux, digressent sans retenue et débordent fréquemment sur la gastronomie, la géographie ou le cinéma (Gassman ou Pasolini s'invitent ainsi dans la discussion).
De Dante, qui à lui seul fit d'un dialecte toscan la langue italienne dominante, à Roberto Benigni, ambassadeur contemporain de l'italianité, en passant par Manzoni (l'auteur des Fiancés, roman peu célébré ici mais qui, de l'autre côté des Alpes, est l'équivalent de nos Misérables), Pirandello ou Sciascia, l'ouvrage se présente comme une balade savoureuse et euphorisante au sein de la culture italienne, au sens large, avec pour fil conducteur une profonde préoccupation sociétale à travers la tension permanente qui s'exerce, selon l'analyse de Saussure, entre l'esprit de clocher - le dialecte, le patois - et l'ouverture, par la force d'intercourse (dans son acception linguistique et non charnelle... quoique face à la sensualité de cette langue, on puisse perdre tous nos moyens!).

Mais nul besoin de recourir à un quelconque bénéfice d'inventaire avant de se plonger dans cette conversation. Le festin auquel nous sommes conviés est ordonné par deux maîtres de cérémonie qui s'inscrivent dans le sillage de ces admirables érudits italiens (Calasso, Magris, Citati, Ripellino...), passeurs incomparables qui partagent le don de nous illuminer sans jamais accentuer l'ombre de notre ignorance. Au contraire, ils n'ont de cesse d’exacerber notre curiosité. Leur seul méfait est d'aggraver dangereusement notre liste d'ouvrages et d'auteurs à découvrir. Il y a crime plus impardonnable.


Note :
(1) Muni d'un précieux index, l'ouvrage est aussi abondamment annoté (jusqu'à la déraison : une note vient même nous rappeler qui était Staline!) par son valeureux traducteur et éditeur scientifique, Pierre Escudé, dont le travail méticuleux et précieux est également à saluer.

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