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Le dossier Koestler

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Une actualité de Julien
Publié le 01/02/2018
Les Belles Lettres viennent de verser deux nouveaux éléments au volumineux dossier à charge "Arthur Koestler" : L'étreinte du crapaud & Les racines du hasard.
C'est une cause entendue : Koestler est un sale type. Un intrus, embastillé dans chaque pays qu'il eut l'heur de traverser. Un renégat qui, d'ancien militant, est devenu le contempteur du socialisme. Un fossoyeur d'utopies qui, dans Le zéro et l'infini, n'aurait fait que régler ses comptes avec d'anciens camarades. Jamais repenti, obstinément relaps. Enfin, pour que le portrait soit complet, un traître à la solde des américains, d'où, en France, son excommunication par les plénipotentiaires Sartre et Beauvoir.

Ce qui le fit rejoindre au banc d'infamie son ami Orwell, avec qui il partageait comme expérience fondatrice la désillusion de la Guerre d'Espagne. Sans qu'il soit besoin de recourir aux mathématiques et de calculer la fonction du Zéro dans l'équation 1984, notons que le cerveau derrière Big Brother lui consacra un pénétrant article, aussi critique que perspicace (1). Si dans ses écrits, comme l'avait pressenti Orwell, Koestler a rapidement délaissé la fiction, c'est qu'il avait depuis longtemps entrepris de transformer sa vie en roman d'aventures. Plusieurs volumes autobiographiques, rocambolesques et passionnants, en attestent (La corde raide, Hiéroglyphes, Un testament espagnol, La lie de la terre...). Les séjours en cachot, s'ils ne le brisent pas, nourrissent l'esprit de son homme. Son parcours donnerait presque un supplément de relief à un siècle pourtant bien escarpé. L'œuvre qui en résulte est celle d'un essayiste touche-à-tout (parfois à rien), une tête brûlée qui ne craint jamais de glisser sur ses propres peaux de banane. Aucun sujet ne l’effraie, surtout si cela lui permet de s'attirer les foudres de toutes les communautés de spécialistes.

Les Belles Lettres, dans leur savoureuse et incontournable collection Le goût des idées, apportent ce mois-ci deux nouvelles pièces à ce qui n'est plus un CV mais un long acte d'accusation.


La bave du crapaud n'atteint pas la blanche orthodoxie

Tout d'abord, L'étreinte du crapaud, ou comment rendre une sombre affaire de batraciens plus haletante qu'un thriller venu du froid. Cette épineuse histoire démarre par la découverte en 1926, au sein des paisibles montagnes autrichiennes, d'un curieux suicidé. Il s'agit du biologiste Paul Kammerer dont les expériences sur les salamandres, reptiles ou crapauds défraient la chronique depuis le début du siècle et agitent toute la communauté scientifique en mettant à mal le dogme néo-darwiniste. On ne disséquera pas ici le cœur de l'intrigue. Toutefois, précisons que le protagoniste principal en est le crapaud-accoucheur, et le nœud de l'affaire, le modus operandi de ses amours : à savoir le développement de "rugosités nuptiales" - ou "brosses copulatoires" - afin de faciliter ses étreintes avec Madame (là, le polar laisse place à la pure poésie). Le mobile du "crime" ?  L'hérédité des caractères acquis, hypothèse chérie en secret par les lamarckiens (il s'agit d'une communauté scientifique, pas d'une espèce animale), réduits au silence par les sectateurs, majoritaires et inflexibles, des "variations fortuites" de Darwin. Les expériences de Kammerer, tendant à valider la transmission directe des acquis d'une génération à l'autre, ne purent jamais être reproduites. Koestler, entomologiste à ses heures, décortique au passage la vie et les amours très agités de son spécimen, qui ont grandement nui à sa réputation scientifique. Probablement victime d'une fielleuse manipulation, Kammerer fut accusé de supercherie et son suicide passa pour un aveu.
En nous restituant les minutes d'un procès qui n'a pas eu lieu, Koestler se veut homme à tout faire : inspecteur, juge, procureur, avocat, témoin, reporter, caricaturiste... Il ne cherche pas tant à réhabiliter les expériences et prédicats de Kammerer qu'à rendre un peu de sa dignité à un homme calomnié et broyé par l'implacable doxa scientifique.
Au-delà, ce récit truculent, mené tambour battant, s'inscrit dans le cadre d'une vaste interrogation épistémologique (sur la vérité scientifique, les processus de la découverte et les biais humains qui y président), entamée par Koestler dans cet astronomique chef d'œuvre du genre qu'est Les somnambules (2) qui, déjà, prenait à rebours toute l'historiographie traditionnelle, en particulier avec ses portraits pour le moins tièdes de Copernic et Galilée.

Il initiait là un cycle intitulé "Génie et folie de l'homme" (3). Ces deux extrêmes, pieds et poings liés, passionnaient Koestler avec un égal intérêt. Lui-même nous donne l'impression d'avoir alterné entre ces deux fièvres toute sa vie. Revenu de tout mais toujours sur la brèche, Koestler dans ses dernières années, désespérant du "cerveau défectueux" de l'homme et cherchant les remèdes les plus hardis à ajouter à sa pharmacopée, s'adonna essentiellement à la parapsychologie et aux champignons hallucinogènes.


Code Quantum

Dans Les racines du hasard, en commençant par recenser les expériences universitaires autour de la télépathie (la "radio mentale") et de la psychokinésie, jamais rassasié, il remplit son office de gâte-sauce permanent. Avec toute l'impertinence de celui qui, sans carton d'invitation, s'introduit dans chaque dîner de gala et, non content, se régale à mettre les pieds dans le plat. Il se livre ensuite à plusieurs chapitres de prospection autour de la physique quantique, les lois des grands nombres, la synchronicité de Jung ou l'escamotage de la causalité dans les nouvelles conceptions de la physique. Fieffé enquiquineur, Koestler loue les intuitions et conteste les résultats. Il tisse patiemment sa toile pour nous projeter dans la quotidienneté de l'étrange et renverser les perspectives. Le hasard ? Une feuille de vigne masquant pudiquement nos défauts de perception.

Après avoir sabordé l'infiniment grand dans Les somnambules, Koestler revient sur l'irruption fracassante des quanta sur le devant de la scène, ce point de bascule où le comportement de l'infiniment petit est devenu encore plus extravagant, sinon plus angoissant, que celui du Cosmos. Ce diablotin de neutrino pourrait traverser notre bon vieux globe terrestre sans jamais entrer en collision avec la moindre particule de matière, symbole d'un nouveau monde où les corpuscules peuvent à la fois être et ne pas être, onde pendant une seconde, matière dans la suivante ou les deux en même temps. Il n'est plus possible de "sauver les apparences", le principe hérité d'Aristote a fait pschitt... Notre plancher des vaches n'est plus qu'un mince voile qui recouvre une toute autre réalité, grouillante de vide, d'antimatière, de masse négative et de particules tantôt ondulatoires tantôt solides qui n'ont de cesse de faire des bonds contradictoires dans le Temps.

À la lumière des postulats et expériences de la physique quantique, la possibilité d'une relation entre la matière et la pensée ne paraît plus si absurde. Ainsi du paradoxe soulevé par Schrödinger et son fameux chat à la fois mort et vivant, que seule l'observation humaine réduirait à un seul de ces deux états. Dans la mécanique quantique, la séparation entre l'objet observé et l'observateur est abolie, sans qu'il soit possible de formaliser cette interaction avec précision. Cela ouvre la voie à tous les épanchements ésotériques, mais Koestler se garde de tout débordement. Non sans fissurer le barrage des certitudes de nombreuses brèches (ce qui demeure au fond son seul combat), il nous convie plutôt à adopter une position d'agnostique, dont la réserve ne doit pas inhiber une vive curiosité, voire une franche spéculation.



En tous domaines, les ouvrages de Koestler, dans lesquels subsistent toujours des traces du poison qu'il a cherché à combattre, sont d'autant plus méritoires et indispensables qu'ils invitent invariablement à être discutés ou contestés. Ils sont l'œuvre d'un "croisé sans croix" qui épousa toutes les utopies, pour mieux les rejeter et les ravaler au rang d'hérésies. La lucidité enfiévrée qui succède à ses accès de fanatisme apparaît comme le corollaire d'une dualité dont il semble avoir souffert toute sa vie et qui irrigue toute sa production (Janus en est le motif principal). Suite à ses nombreuses désillusions et afin de ne pas céder au découragement, il s'était défini comme "un pessimiste à court terme". Par-delà toute psychologie, Koestler émarge au sein de ce cercle - dont la circonférence est au final assez restreinte - des auteurs qui en appellent avant tout à l'esprit critique et au libre-arbitre du lecteur. Et pour s'éviter cette "torpeur dogmatique" dont Kant en son temps fut tiré par la découverte du sceptique Hume, rien de tel qu'une dose occasionnelle de cet empêcheur de raisonner en rond.



Notes :
(1) Cet exercice de prescience peut se retrouver dans le magnifique recueil Tels, tels étaient nos plaisirs.
(2) Dont la réédition inaugura, comme un symbole, la collection Le goût des idées.
(3) Les deux autres volumes officiels de ce cycle sont Le cri d'Archimède et Le cheval dans la locomotive, mais toute l'œuvre tardive de Koestler est animée par les mêmes préoccupations.

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