Prendre le temps. Le temps de lire, le temps d’écrire, le temps de relire (pour la mémoire), le temps de sortir, de composer, de répéter, d’aller à des concerts et d’en faire, prendre le temps de relire son écriture et de réécrire si besoin est (encore la mémoire). Le cycle tourne, et la juste question reste : qu’est-ce qui est nécessaire ? Il est des lectures nécessaires. Et comme dirait Mark Renton dans Trainspotting, « Mais pourquoi je ferais un truc pareil ? J’ai choisi de ne pas choisir la vie. J’ai choisi autre chose. Pourquoi ? Sans raison précise. » Et moi d’ajouter : « On n’a pas besoin de raisons quand on a la littérature. » Un livre est et doit être nécessaire, diététique. En tout cas il devrait. S’il fallait malgré tout trouver une raison, ce serait le fait que ce livre, là, sur le tas formé par l’amassement inquiet de ses congénères, au coin du bureau ou au bord du lit, ne peut plus y traîner plus longtemps. Il faut l’exhumer, le rafraîchir et se rafraîchir. Ce livre, en l’occurrence, c’est Recettes Intimes de Grands Chefs. Prenons l’objet. Les responsables du packaging au Diable Vauvert n’ont pas lésiné : livre grand format, couverture kitsch, quatrième de couverture alambiquée, beau papier. Tant qu’à être le seul éditeur actuel de cet ouvrage relativement récent, autant l’être en beauté. Sur la deuxième de couverture se cachait jusque-là cette tête bien connue de hooligan repenti fan des « Hibs » d’Edimbourg, ex-toxico et guitariste punk, agent immobilier et producteur, celle d’Irvine Welsh.
Et voici venir l’auteur, voici venir des flashs du film, des musiques, des souvenirs du livre, lu en français mais avec bien plus de plaisir en « bad Scots », cet « anglais » si abominable à lire que délicieux à écouter, autour d’une pinte. Les souvenirs d’Edimbourg aussi. Et de lecteur me voila critique. Non, vraiment je ne peux pas laisser passer ça. Ce livre est, je le sais, nécessaire. Et cet article s’impose. D’autant plus que je vois sur l’édition originale des éloges à n’en plus finir du Sunday Times, de l’Evening Standard, du Sunday Tribune, du Daily Telegraph voire même du Literary Review et du Financial Times. C’est louche. Welsh serait donc devenu, avec l’univers qu’il colporte dans chacune de ses bombes, respectable ? Avec un best seller ? Il faut croire. On peut se faire haïr et aduler à la fois, on n’est plus haï du tout si l’on vend à long terme, apparemment. C’est un auteur, et c’est une œuvre. L’image de l’un réduit trop souvent la richesse de l’autre. Quinze ans séparent Trainspotting et Recettes Intimes de Grands Chefs. Imaginons le lecteur moyen qui n’a que vu, au mieux lu Trainspotting, un lecteur par qui ne sont pas passés le roman Une ordure et le recueil Ecstasy publiés en traduction chez Points et encore moins Porno, suite directe du premier best seller publié chez nos amis du Diable Vauvert ; sans parler des romans non traduits. Allons plus loin, amusons-nous et voyons ce livre d’un regard bête qui s’attend à retrouver un logo « Irvine Welsh© » au dos du livre. Je déconne. Ca n’est qu’un jeu. Mais voyons tout de même s’il reste quelque chose du Welsh, et du travail que j’ai connus, fut un temps, temps troublé, super temps de ma jeunesse pas encore fanée ; voyons s’il sait encore frapper fort.
Recettes Intimes de Grands Chefs met en scène deux inspecteurs du département de la Santé et de l’Hygiène de la mairie d’Edimbourg. Danny Skinner, fonctionnaire dynamique, fait des rapports d’inspection sévères, conformes à son idée de ce qui est juste et à son aversion pour les chefs étoilés de la ville comme Alan de Fretais, la superstar télévisuelle de la cuisine nationale, sorte de Joël Robuchon plus people, il déteste juste ce qu’il faut ses collègues (à l’exception de Shannon dont les attraits adoucissent ses ardeurs tout en en suscitant d’autres), et n’a somme toute qu’un intérêt limité pour son travail. Car Danny boit, beaucoup, au pub en boîte ou chez lui, Danny boit, fume, sniffe, mais boit avant tout. De barathons en gueules de bois abrégées par la pinte du matin qui annonce toutes celles du soir, Danny est un sacré sportif, qui affectionne le foot, supporter acharné, et par-dessus tout les bagarres devant les stades (ou dans les pubs) trop souvent avortées par la police à son goût. Danny aime, comme il le rappelle souvent, sa copine Kay, mais aussi la picole, ce que ladite Kay apprécie moins. En parallèle nous avons Brian Kibby, chétif jeune actif au fonctionnement pré-pubère, qui aime les maquettes de trains (et particulièrement celle construite années après années avec son père dans le grenier du nid familial, niche immaculée par l’amour de Dieu), les jeux vidéos enfantins, et particulièrement le MMORPG Harvest Moon, jeu de gestion en ligne où le joueur entretient une ferme et rencontre d’autres joueurs virtuels du monde entier. Brian aime aussi beaucoup son club de randonnée, baptisé les Hyp Hykers, en français les « Rangdhonneurs », et avant tout Lucy, dont l’image fantasmée fait l’objet de longues et obsessives séances de recueillement masturbatoire au milieu des trains miniatures. Tout les oppose. Mais quelque chose les rapproche. Le premier hait le second qui ne fait qu’être dans son rôle malgré lui : attirer la haine de ses antipodes. Le récit va donc tourner autour de ce duo, selon une logique exponentielle ayant pour dynamique la haine de Skinner et le sérieux très « fayot » au premier abord de Kibby. Skinner, qui n’a jamais connu son père, trouve là le sujet majeur de confrontation avec sa mère, ex-punk fan des Clash sur la jeunesse de laquelle s’ouvre le roman, qu’il va progressivement refuser de voir, tandis que Kay va l’abandonner au seul amour qu’il lui restera : l’alcool. Le père de Kibby meurt. Chacun vaque à ses échappatoires respectives. Mais Kibby ayant déclenché contre lui une telle quantité de haine, « si pure et si concentrée » comme il est écrit, se retrouve touché par une sorte de malédiction. Il subit les conséquences physiques des abus de Skinner : gueules de bois, coups, boutons de moustiques en provenance d’Ibiza durant les congés, jusqu’à une cirrhose qui risque d’être fatale. Skinner, puis Kibby, en sont progressivement conscients, et l’intrigue suit à partir de là. Jusqu’où ? Mais…voici pour l’histoire.
La réaction immédiate qu’on aurait serait de trouver Skinner plutôt sympathique et Kibby plutôt ridicule. Ces deux pôles donnent en effet l’occasion à Welsh de développer deux types d’écritures indépendants, et autour de ceux-ci d’autres types d’écritures dans des passages énoncés par la mère de Kibby, par Caroline Kibby (sœur de Brian), par le chef américain Greg Tomlin (que Danny croît être son père), par Dorothy, la petite amie californienne de Danny ainsi que par un vendeur de spiritueux et une femme de ménage tout à fait anecdotiques. Tandis que Danny a une élocution très brute, parsemée voire surchargée de jurons, de phrases assassines, d’une gouaille mâle et taillée à l’éthanol, Brian Kibby se rapprocherait plutôt de l’écolier de primaire doublé de pré-adolescent aux pulsions sexuelles ou rebelles refoulées. La caricature fait rire, un peu, puis plus du tout. Moins de plaisir à lire peut-être, à osciller entre deux antipodes et leurs satellites, mais malgré tout force est de constater que durant 541 pages, ça marche. C’est un livre angoissant. D’une angoisse très incertaine. Une atmosphère de paranoïa intégrale, ni explicable, ni vraiment expliquée, très jubilatoire car liée à la résistance physique de Kibby et à la courbe exponentielle des excès de Skinner autant qu’à l’élucidation effrénée des mystères entourant le père de ce dernier. Mais quoi ? Plus de focalisation interne unilatérale comme au travers des yeux et des trips de Mark Renton ? Deux pôles, pourquoi ? C’est un premier point majeur. Soyons académiques avec deux auteurs qui n’en sont pas. Je repense à Bakhtine et son dialogisme. Peut-être que la grande avancée qui se produit ici dans l’écriture de Welsh est un dialogisme intégral. Chaque personnage est un véritable prisme. Et même s’il recourt dans chaque type de narration à des artifices tels que les italiques marquant la pensée de chacun, et avant tout à l’artifice premier qui est de séparer physiquement ces narrations, il y a là une épreuve de force. Car les personnages connexes que nous avons présentés sont eux aussi des prismes, prismes diffractant la lumière plus ou moins terne ou folle de vies ayant leurs unités, de personnages ayant leurs pensées, leurs sentiments, leurs passés, leurs mémoires et leurs cadavres au fond des placards. Mais Welsh ne passe pas pour autant de la satire lucide et marginale à un roman psycho-fantastique. Il suffit de voir comment les références au Portrait de Dorian Gray de Wilde (et l’auteur lui-même) et à L’Etrange cas du Dr Jekyll et Mr Hyde de Stevenson sont traitées pour s’en rendre compte. Ces livres que possède le père de Kibby sont pour le fils une source d’ennui ultime et il leur préfère Harvest moon, bien plus efficace comme évasion. Welsh nous ferait-il une crise d’anticipation sociale à la Brett Easton Ellis ou à la Palahniuk ? Soit, la bibliothèque de Skinner « ne contenait que des romans américains, de Salinger à Faulkner en passant par Palahniuk et Bret Easton Ellis » (p 415). Etrange chronologie, mais finalement Wikipedia n’est peut être pas si douteuse dans ses rapprochements… Même si on peut retrouver un écho de la schizophrénie sociale du narrateur et des remèdes extrêmes développés par lui et son double Tyler Durden dans le roman Fight Club de Chuck Palahniuk, et même si Skinner peut rappeler par son comportement le Patrick Bateman d’American Psycho de Brett Easton Ellis, Recettes Intimes de Grands Chefs n’est résolument pas un roman américain, malgré la tentation intitulée « Sortie » et constituant la troisième partie du roman. Un roman écossais alors ? Lisez plutôt : « -Pas de romans écossais ? –Très peu pour moi. Si je veux des insultes et de la drogue, j’ai qu’à passer la porte pour me les prendre en pleine face. Mais de là à lire des trucs dessus… » (p. 416)
Mais que faire avec ce roman ? Où « est » Irvine Welsh ? A mon sens, il se trouve dans un certain mode d’approche du tragique social et de la place de l’individu dans celui-ci. Chez Brett Easton Ellis, on trouve, pour la plupart, des individus issus de la petite et haute bourgeoisie comme dans Less than Zero et The Rules of Attraction ou des personnages déjà digérés par le tragique social. Rien de tout cela chez Welsh. Les personnages de Recettes Intimes de Grands Chefs sont issus de la classe moyenne type. Ils ont chacun leurs caractéristiques et une complexité propres. C’est leur confrontation qui met en lumière, par gravitation, les rapports sociaux et la pourriture du milieu dans lequel ils évoluent. Welsh ne fait qu’ajouter une touche décisive de fantastique pour permettre la bonne réaction chimique. Welsh explique à propos de Trainspotting que l’époque Thatcher était marquée par un souci d’exclusion de la marginalité, mais que les années 90 ont montré une volonté d’assimilation des marginaux pour les faire passer de la seringue au costard-cravate. La drogue permet ainsi à Mark Renton, dans ce même roman, de garder le recul nécessaire à une critique lucide, même au cœur de l’enfer immobilier londonien. Le point de vue était donc relativement externe à cette société. Ici, il est plus fin et plus amer encore, car l’alcool est ambigu, c’est la drogue non répréhensible par la société, qui petit à petit prend tous les personnages dans le cercle, et non plus en dehors de celui-ci. On trouve ainsi avec plaisir une satire, bien que détournée, toujours aussi puissante dans la complexité qu’elle saisit. Impossible de prendre part pour l’un ou l’autre, mais on ne peut que défendre leur intégrité. Skinner est humain parce qu’il boit et débauche sa vie entière, Kibby parce qu’il est encore presque virginal, et les deux parce qu’ils souffrent et se battent jusqu’à la mort dans un pur cirque, une véritable « partouze sociale », ce que résume une pensée de Skinner alors qu’il assiste à une fête très branchée donnée par De Fretais ( la précédente l’ayant « introduit », dans tous les sens du terme, dans le milieu) : « C’est la survie du plus naze, dans toute son ignoble conscience du statut social. » (p. 455) A cela s’ajoute quelque chose qui me paraît essentiel, à savoir l’idée de parasite. Tout est question de savoir en quoi l’un est le parasite de l’autre, et jusqu’à quel point, ce processus les menant autant à leur vérité qu’à la destruction. L’univers social qu’ils fréquentent, autant à la mairie que dans les restaurants de luxe, est un univers de parasites. Toute la mesquinerie de ses rapports n’est développée que dans une perspective d’accroche, digestion, remplacement. C’est ce que sous-tendent les passages du livre fictif du chef De Fretais, qui porte le nom du roman, et qui traite des bonnes recettes de cuisine pour arriver à ses fins sexuelles, donc, en filigrane, sociales. Il est aussi intéressant de remarquer que le roman aussi semble parasité de toutes parts, et il ne s’agit pas seulement d’une intertextualité bien à propos : des passages du livre de De Fretais, des paroles de groupes plus ou moins appréciables (on comprend pour les Dandy Warhols, un peu moins pour Robbie Williams, et R.Kelly n’apparaît que pour susciter l’immense mépris du lecteur, que je partage volontiers), des mails insipides ou vaseux de Kibby ou de Skinner. Même l’incrustation parfois étonnante de passages centrés sur des personnages absolument anecdotiques comme le vendeur du magasin de vins ou la femme de ménage cassent le rythme de la lecture bipolaire et font acte de parasite.
L’alcool, enfin, bouffe tout, engloutit chacun des personnages et lorsque Skinner arrête de boire, c’est toute la famille Kibby qui va sombrer progressivement, de manière brutale ou anodine, presque habituelle, et même les morts apparaissent comme avoir été secrètement des poivrots, mais dans le secret de leurs journaux intimes. L’alcool est autant le parasite universel, que le lien qui relie tous les humains vraiment humains du livre, et seulement eux (Skinner devient cruel et désincarné au fur et à mesure de sa désalcoolisation, et son meilleur ami meurt d’avoir été sevré), ce qui est selon moi une approche lucide mais relativement fine qui évite toute apologie ou condamnation. Eviter la réalité crade et gluante du monde tel qu’il est tout autour n’est pas ici une possibilité de fuite réelle. Les fuites dans l’alcool et les jeux vidéo cessent vite pour les deux personnages, ce dont ils prennent conscience. Il y a clairement un refus d’être virtualisé : « Putain de merde… Tout ce qu’on peut faire c’est taper sur des touches. Taper et rester bouche bée, et passer notre vie à s’adresser à un écran : les rapports d’inspection, la télé, les vidéoconférences, les téléchargements, les e-mails… » (p. 386), bien que subsiste le désir de fuir définitivement : « M’isoler du monde et du mal, de l’alcool maléfique, du démon de la picole. » (p. 372) Au fond, il faut lutter contre ses déréalisations intimes, qui aident à tenir mais peuvent basculer, lutter contre les déréalisations forcées, tout en trouvant et essayant de garder non pas ses amis, ils disparaîtront les uns après les autres, mais son unique ennemi intime, son frère (p. 460). Le roman est d’ailleurs plutôt ambigu, à bien y réfléchir, plutôt que pessimiste. A de nombreux moments on trouve des espaces où le choix serait possible, mais où il n’est pas montré tel quel. Welsh réussit là, à mon avis, quelque chose de plutôt doué qui est de faire se dire au lecteur, qui persévère malgré la longueur du texte à garder du recul, que l’engrenage pourrait se découdre par moments, mais que le hasard ou la perception des personnages fait que le tragique se profile sans alternative apparente.
Tout ça est bien sûr très intéressant, mais un bon propos n’est pas forcément bien mené. Le problème de ce roman, à mon goût, c’est qu’il est trop « littéraire ». Il se veut trop romanesque et pas assez efficace. J’ai fait le test de le lire en deux fois : 273 pages un jour, le reste le lendemain. Il y a des lourdeurs, le style ne danse plus comme avant. Je me réjouis d’une évolution plus complexe, plus fouillée, d’un véritable monde vivant de lui-même. Oui, bien sûr, on retrouve des motifs, celui du manque, toujours, celui du dilemme, celui du bébé mort (très récurent), la drogue et les addictions légales ou non (de très bonnes observations sur l’alcoolisme et les jeux vidéo, dont les paradoxes sont rendus de façon plutôt angoissante pour qui pratique, si l’on veut), sans compter une critique omniprésente de la fierté écossaise. Welsh a aussi le mérite d’actualiser ses références. On y retrouve des groupes récents comme les Dandy Warhols, comme Colplay ou Travis (en bien ou en mal d’ailleurs), on y trouve des jeux récents comme GTA : San Andreas (les amateurs apprécieront). C’est un roman ambigu, riche, frais dans un sens, mais trop mou. J’ai trop souvent l’impression d’assister à un avortement, qu’il y a encore trop de drogues, trop d’Edimbourg, trop de pub et d’alcool, trop de tentations à faire du Welsh par facilité plus que par défi tout en essayant d’aller vers un roman plus « noble » qui ne lui va pas selon moi. Trop Welsh d’hier malgré lui, et pourtant pas encore le Welsh de demain. Trop entre les deux, finalement. Le mérite du travail de son écriture n’arrive malheureusement pas à masquer une perte de style certaine. Dommage. D’autant plus que ce roman semble être une transition vers un genre et un référentiel différents.
Car voici venir Crime, un roman type polar se déroulant aux Etats-Unis. Pas encore traduit. On le lira peut-être ? Je le lirai, mais en anglais de préférence, ou si Laura Derajinski le traduit. Au passage, elle a vraiment fait un très bon travail de traduction (je ne lui conteste pas du tout sa nomination de finaliste du prix Baudelaire 2008 pour cette traduction), comme pour Porno d’ailleurs, mais je me demande (dans de rares cas) si il existe encore des écrivains pour écrire des choses du genre « noir de jais », ou ce genre de formule attardées de classe préparatoire. J’attends Crime. J’attends d’avoir le temps. Pour voir si Welsh ne s’use pas comme les vieux boxeurs, chez qui c’est le style, puis l’efficacité, puis tout le corps de son « écrire » qui part. Je prendrai le temps. Il le mérite, à mon goût.
- Mr Aeløv