En effet, excepté Dr Manhattan, ex-brillant chercheur en physique nucléaire mort dans un accident puis réapparu sous forme d'une entité physique à forme humaine, maîtrisant la relativité de la matière et du temps, tous les autres Watchmen sont bien humains, autoproclamés défenseurs de leur propre idée de la justice, et n'ont aucun super-pouvoir. Le roman graphique débute sur la mort du plus controversé d'entre eux : le Comédien, amoral défenseur de toute « justice » officielle, à la poitrine duquel le smiley au sourire figé et criard se tache du premier sang versé. Nous n'avons d'autre choix que de garder à l'esprit cette souillure qui vient ternir l'apparence radieuse de toutes nos illusions et codes établis. Au bord de l'Apocalypse, que feriez-vous ? Le « Hibou» retraité Hollis Mason donne le ton dès le premier chapitre, dans son autobiographie : «Which world would you rather live in, if you had the choice ? » (« Dans quel monde préfèreriez-vous vivre, si vous aviez le choix ? »). Chacun des Watchmen se pose la même question. Quelle justice pour quel monde ? Qui doit en prendre la responsabilité ? Nous avons ici des personnages qui sont autant d'attitudes, de perspectives, de problèmes solubles ou non, de nœuds de problèmes. Des humains ? Oui, et d'autant plus que chacun d'entre eux porte sur soi un fardeau d'héritage du XXème siècle. Si les super-héros étaient des valeurs combattantes d'un siècle en pleine course, les Watchmen en traînent les miettes. Comment ne pas voir dans Rorschach l'héritage biaisé de la psychiatrie et psychanalyse modernes qui devaient augurer une nouvelle condition pour l'individu et l'a finalement privé de visage dans une solitude de masse ? Se cachent derrière Dr Manhattan et le Comédien l'amoralité des « mains » de ceux qui gouvernent. Les mutations qui déchirent le Spectre Soyeux, le poids de l'acceptation de son passé, en tant qu'humain mais aussi en tant que femme qu'un tournant générationnel, tournant de mœurs, sépare de sa mère ; les désillusions du Hiboux prenant peu à peu conscience de l'échec du progrès à rendre le monde meilleur. Comment ne pas se sentir proches de tels questionnements ? Car qui que nous soyons, nous ne nous débarrasserons pas des miettes du siècle passé sous le tapis rassurant du confort présent. Et pour cause, le confort présent semble bel et bien compromis. Le propos touche une corde d'autant plus dérangeante qu'il fait vibrer un réalisme au-delà du cynisme via le personnage d'Ozymandias. J'en ai déjà trop dit.
Mais j'insiste. Souvenez vous du Joker dans The Dark Knight. Quelques phrases me reviennent. A Batman : « See... to them... you're just a FREAK, like me ! », mais aussi, à Harvey Dent, défiguré, chavirant dans le désespoir : "All of this, just a bad joke ya know...". L'écho avec les paroles du Comédien est surprenant, lorsque se confiant à Moloch, un de ses plus anciens ennemis, retraité à ce moment précis : « I mean, I thought I knew how the world was. But then I found out about this gag, this JOKE ! you're part of it, Moloch ol' pal, y'know that?". Une mauvaise blague dont tout le monde, amis, ennemis, fait partie. Comme si l'absence de visage, de morale, le sourire glacé du sens absurde et ironique de l'histoire pouvait permettre à ces deux personnages le même constat. Car toute l'énigme du Joker réside dans sa neutralité absolue, l'absence de but, de plan, il n'est que la carte sans nom qui s'insinue dans les failles fondamentales de systèmes politiques, sociaux, moraux, pour mieux remettre en question l'équilibre apparent de toute situation, celui auquel tous voudraient croire, auquel NOUS tous voudrions croire. D'où un nombre significatif de chutes cinglantes. Le Comédien met ainsi un point de conclusion à ce que laissait entendre le Joker. Car nous, spectateurs, sommes aujourd'hui face à une preuve très concrète de ces failles qui ont remplacé la patine brillante de nos systèmes tutélaires. Deux avions, deux tours, une logique post-guerre froide pourrissante, un crack boursier mondial, dont les cartes manquantes, terroristes ou traders, chefs de tous poils, sont aussi péremptoires que des Joker ou des Comédiens, fantoches d'un système devenu dispositif[1] que plus personne ne contrôle faute de l'avoir trop ingéré. Dispositif car chacun en fait partie intégrante et motrice, par le simple fait qu'il soit dans la société, pour ou contre le « système ». Le Bien et le Mal en perdent forcément leurs majuscules... Il semblerait qu'il n'y ait plus de méchants et plus de gentils. Parce qu'au mieux, ils sont des humains, au pire ils ne sont plus que des illusions perdues.
En cette époque d'attente, attente d'un dénouement qui porterait des perspectives, découvrir ou redécouvrir ce livre prend une importance toute particulière, et engage véritablement l'acte de lecture. Il est venu le temps de réévaluer le passé, de jauger le présent, savoir ce que nous voulons comme futur, si seulement nous en voulons un, ce qui supposerait que nous acceptions de considérer notre conception actuelle comme obsolète. Ce livre accepte ce travail sur lui-même, rempli d'influences et d'ambiances qui parlent d'une époque peut-être pas si sombre qu'elle ne paraît, de mythes revisités, de paraboles bibliques intenses, de doute et de crises d'idées comme le XXème siècle a su en créer, ramenant l'Histoire à lui pour mieux exacerber les questions nécessaires. Que nous reste-t-il des mains de ceux à qui nous avons confié nos pays et nos vies, mains « prévues pour nous défendre »[2] malgré nous ? De qui se protéger ? De nos gardiens ? De nous-même, peut-être ? A quel prix une nouvelle voie nous sera-t-elle donnée de créer ? Quel prix pouvons-nous accepter ? Le temps est venu de reprendre en mains ce qui est dû à chacun : un aide-mémoire toujours présent, un post-it des temps à venir, un livre à lire et ne pas oublier, à garder ouvert au fond de vous-même. Les temps changent... bon réveil à tous.
Mr.Aeløv