Une chronique anachronique en ces temps de rentrée littéraire : vous ne lirez rien ici sur un possible futur prix Goncourt, je ne tenterai pas de vous convaincre des mérites d'un premier roman, ne louerai pas l'audace d'une équipe éditoriale. L'auteur qui va être célébré ici est une femme autrichienne, Marlen Haushofer, disparue en 1970 et largement oubliée du grand public jusqu'à ce que les féministes redécouvrent son oeuvre et que paraisse une adaptation -extraordinairement réussie- d'un de ses romans : Le mur invisible. Publié en 1963 en allemand, les Français ne le liront -en français- qu'à la moitié des années 1980 lorsqu'Actes Sud fit traduire - par Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon- ce roman qui reçut pourtant, à sa sortie, le Prix Arthur Schnitzler.
Dans une époque que l'on imagine contemporaine à l'écriture du livre, une femme se rend avec un couple d'amis dans un petit chalet de montagne. Alors que le duo se décide à rejoindre le village, la femme reste à la propriété avec Lynx, le chien d'Hugo. La soirée avançant et le couple ne revenant pas, notre personnage féminin nourrit le chien, dîne et se couche. Au matin, elle réalise qu'elle est toujours seule au chalet. Inquiète, elle prend Lynx avec elle et décide de se rendre au village. A hauteur d'un virage, la femme entend tout à coup gémir le chien. Elle s'avance et le découvre barbouillé de sang. Elle s'avance encore et heurte tout à coup quelque chose : son corps rencontre un obstacle qu'elle ne voit pas. Elle ne peut plus avancer, plaque ses mains contre une surface invisible, froide et transparente comme du verre. Une gorge se jette devant elle, elle voit la route continuer et pourtant elle ne peut l'emprunter. Mais ce qu'elle constate ensuite est plus alarmant : personne d'un côté ou de l'autre de la route, personne.
On découvre l'histoire de cette femme grâce à son journal. Une voix tranquille tour à tour émerveillée et anxieuse, une voix sincère et humble dont les saillies de sagesse semblent être inconscientes. Seule avec Lynx, compagnon idéal, elle va petit à petit s'adapter à sa solitude et s'organiser pour subvenir à ses besoins et à celle des animaux qui vont peu à peu entrer dans sa vie. Les brins de phrases qu'elle porte sur des morceaux de papiers se nouent peu à peu et tissent un récit où se mêlent activités quotidiennes, remarques sur ses bêtes et réflexions sur son passé, sur cette nouvelle vie, sur son rapport au monde. Elle écrit : "Si j'agissais autrement, j'aurais sans doute peur de cesser peu à peu d'appartenir au genre humain... ce n'est pas que je redoute de devenir un animal, cela ne serait pas si terrible, ce qui est terrible c'est qu'un homme ne peut pas devenir un animal, il passe à côté de l'animalité pour sombrer dans l’abîme. Je ne veux pas que cela m'arrive." La peur de se perdre est grande, le désespoir couve mais la solitude est ressentie d'une façon extraordinairement lucide : "Qui sait, il (l'homme) serait peut-être aujourd'hui paresseusement allongé dans la cabane après m'avoir envoyée travailler. (...) Non, il vaut mieux être seule. Ce ne serait d'ailleurs pas mieux si j'avais un partenaire plus faible, j'en aurais fait de moi mon ombre et prendrais si grand soin qu'il en mourrait".
Tout au long du roman on perçoit en filigrane l'impossibilité de communiquer, d'être au monde, les difficultés à être femme. Le livre est augmenté d'une lecture de Patrick Charbonneau, maître de conférence au Centre de Recherches et d'Etudes germaniques ou il dit ceci : "Le personnage de la corneille albinos "triste monstre qui ne devrait pas exister" va fournir une image permettant que cette "étrangeté se change en familiarité", qu' "étranger et méchant" ne soient plus une seule et même chose ; et au-delà de l'acceptation de la différence (sa différence), l'étape essentielle pour la femme est désignée comme le moment où elle parviendra à renoncer à l'amour partagé : "Je veux que la corneille blanche vive et parfois je rêve qu'il en existe une deuxième dans la forêt et qu'elles se rencontreront. Je n'y crois pas, mais j'aimerais tellement."
Ce retour à l'état de nature, porté par une femme, est certainement l'un des plus grands chefs-d'oeuvre de langue allemande jamais écrit.
http://youtu.be/gh8_i9o9UVg