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Mince bruit du temps

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Une actualité de David V.
Publié le 12/11/2014
CV_MACE_Le Manteau de Fortuny_11-9.indd                         « Je désire non pas parler de moi, mais épier le siècle, le bruit et la germination du temps. Ma mémoire est hostile à tout ce qui est personnel. […] Un roturier n’a pas besoin de mémoire — il lui suffit de dire les livres qu’il a lus, et sa biographie est faite.»                                         Ossip Mandelstam, Le Bruit du temps, 1925 Avec sa maison d'édition Le Bruit du Temps, Antoine Jaccottet son fondateur a prouvé que l'exigence, la qualité littéraire et la beauté des livres pouvaient être conjuguées sans interdire la réussite. Il lui a suffi de quelques années pour imposer ce souci d'une réelle cohérence dans le choix de textes qui ne profitent pas d'un air de temps que l'on pourrait soupçonner certaines jeunes maisons de courtiser avec plus ou moins de succès. Dans le domaine de la poésie, de l'essai, des nouvelles ou du roman, son catalogue est impeccable et ses éditions des références que les libraires gardent dans leur fonds. Qu'on en juge d'ailleurs par ses auteurs : Auden, Babel, du Bouchet, R.Browning, Chesterton, Forster, Handke, Hemingway, Z.Herbert, D.H.Lawrence, G.Limbour, Mandelstam, J.Margolin, P. Pachet, Proust, Séféris, N. de Staël ou V.Woolf, sans compter sur des noms moins connus qu'il offre à notre curiosité. Prolongeant le travail engagé lorsqu'il s'occupait de la collection Quarto de Gallimard qu'il surclasse dans l'esthétique, il rassemble des oeuvres complètes : l'imposant volume d'Isaac Babel avait marqué, l'intégrale des nouvelles du génial D.H.Lawrence impressionne tant on peut mesurer le risque qu'il y a de proposer cinq volumes d'un nouvelliste aussi extraordinaire que boudé par les Français qui ont toujours du mal avec un auteur qu'ils refusent de débarrasser des clichés dont on l'affuble. Mais Antoine Jaccottet a souhaité ne pas s'enfermer dans une stature élitiste qui aurait pu le priver d'un public que les forts volumes (ou leur prix) peuvent effaroucher. C'est donc "naturellement" qu'il a imaginé une collection au format poche, à laquelle il ne donne d'ailleurs pas de nom, pour proposer ses grands titres à faible prix et aller chercher dans d'autres catalogues des perles oubliées qui auront ainsi droit à une deuxième existence en un temps où la mémoire du libraire s'effiloche à grande vitesse, pris qu'il est par le refus de cette lenteur qui paraît désormais une anomalie. Pour commencer, vient de paraître un premier trio qui témoigne de ce louable souci. Les Ambassadeurs d'Henry James le roman dit "parisien" dans la nouvelle et magnifique traduction de Jean Pavans (mais sans les pages préparatoires inédites réservées à la "belle" édition), un des sommets de l'art Jamesien (avec Les Ailes de la colombe et La Coupe d’or) que l'auteur tenait pour son chef-d’œuvre et qui fera mentir ceux qui prétendent que l'humour manque à cet Américain d'Europe. Avec son personnage principal missionné pour retrouver dans la capitale de la perdition un jeune homme en rupture de ban, il met en scène le prototype de l'homme vain qui va peu à peu céder à la fascination pour une ville tentatrice. Retenu parmi les nombreuses nouvelles qui constituent l'intégrale de celles d'Isaac Babel, Histoire de mon pigeonnier reprend le désir de l'auteur, exécuté par le régime dont il était pourtant une des grandes plumes laissant ainsi en suspens son travail, de rassembler ses souvenirs sur son enfance à Odessa que l'éditeur a ordonné dans un sens chronologique. On y trouve aussi des textes sur la naissance de la vocation d'écrivain et notamment ce magnifique Guy de Maupassant qu'on conseille ardemment. Chez Babel c'est le style qui enthousiasme, cette écriture qui manie la vision, qui fait sourdre la violence au coeur de la plénitude. Témoin d'un monde en constant bouleversement, depuis l'enfance de gamin juif qui subit les pogroms jusqu'aux soubresauts du monde adulte où rien ne résiste, Babel use de phrases qu'on aurait tort de croire simple tant son dépouillement apparent est porteur d'intensité. Troisième volume de la collection, le petit texte de Gérard Macé Le manteau de Fortuny, paru initialement dans la collection Le Chemin de Gallimard (dirigée par feu Georges Lambrichs). On aimerait prendre le temps de dire tout le bien possible de Gérard Macé, sans conteste l'un de nos plus grands écrivains et pourtant l'un des plus discrets. Il n'a pas choisi la voie royale du roman pour s'imposer et on lui en sait gré tant ses essais, ses recueils, sa poésie voire ses pensées sont d'une richesse enthousiasmante (on recommandera les deux volumes de Pensées simples parues en Blanche et qui sont en pile dans notre rayon en permanence dans l'espoir de capter de nouveaux fidèles pour cet esprit libre à l'érudition sans tapage). Antoine Jaccottet a choisi de remettre en lumière un court texte qui suit autour du peintre Fortuny, le seul réellement vivant de la Recherche proustienne, les motifs d'une vaste toile qui convoque le fameux manteau d'Albertine en fuite pour en trouver des éclats dans le passé que ce soit dans les contes ou dans la Bible. Lecture serrée qui raconte une fascination "surmontée" et sublimée, Le manteau de Fortuny est une mince mais éclatante preuve qu'une érudition finement caressée peut engendrer une littérature d'exception.

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