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Mon sale bonheur

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Une actualité de David V.
Publié le 18/07/2014

Arpino-GiovanniOn rend enfin justice à Giovanni Arpino, l'écrivain italien mort en 1987, grâce à l'obstination de Belfond qui, s'il persiste à décorer ses traductions d'images au sommet du cliché italianisant, nous permet de découvrir ce grand auteur d'une génération qui n'en manquait pas. Avec Giovanni le bienheureux, traduit par la brillante Nathalie Bauer (à qui d'ailleurs on doit à la rentrée un beau roman à paraître chez Philippe Rey), ce sont ses débuts prometteurs que nous découvrons. Publié alors qu'il n'avait que 24 ans Sei Stato Felice, Giovanni (le titre français n'est pas terrible et aurait même tendance à égarer le lecteur) a tous les aspects du roman d'après-guerre dans la péninsule encore mal remise de sa terrible guerre. On y crève la dalle, le boulot y est rare ou très pénible mais une certaine pauvreté bohème y est tolérée. Résolu à en faire le moins possible Giovanni est un beau gosse qui aime boire et s'enivrer dans un quartier pas très bien famé du port de Gênes. Il s'est adjoint deux compères à la hauteur de ses maigres exigences, Mange-trous qui gagne trois sous en régurgitant des grenouilles qu'il lui faudra un jour sacrifier sur l'autel de leur faim, et Mario, "petit, maigre et ridé" qui avoue volontiers ne pas aimer travailler. Le trio est plutôt apprécié : "nous travaillions comme nous le pouvions, nos employeurs comprenaient notre mauvaise volonté et nous plaignaient". Pas des Vitelloni à la sauce Fellini car on a beau fainéanter on ne joue pas aux dépens des autres et on assume ses coups de sang. Des moins-que-rien un brin philosophes mais qu'obsèdent peu à peu la soif, la faim, l'envie d'un bon lit et pour Giovanni de douces femmes accueillantes, d'autant que la garçon a du charme à revendre. C'est lui qui le plus souvent se raconte, il est le seul à avoir des livres avec lui, même s'il fait croire qu'il les a trouvés par hasard afin de ne pas passer pour un intellectuel. C'est lui surtout qui passe son énorme temps à libre à réfléchir, à se contempler dans la misère, à s'imaginer un avenir meilleur. Saoul, il parvient à évaluer son état de bonheur et il croit que "c'est bien d'avoir ce genre de pensées, bien et inutile", mais "les choses inutiles" sont "les seules qu'(il) arrive à mener à terme." En fait il se préserve, craignant de perdre tout ce qui est intact en lui, une sorte d'innocence que le travail, "ce qui fait d'un homme un homme", détruit. Mais s'extirper est infiniment douloureux, partir est risqué, et pourtant "c'est la seule chose sérieuse qu'on arrive à faire, partir puis revenir avec ce qu'on a vécu entre-temps, mourir encore, repartir..." De procédés dilatoires en mauvaises excuses, le hâbleur avance à petits pas, échouant dans ses vaines tentatives d'enrichissement puis se décidant à faire de la contrebande pour quelques billets mal gagnés qui ne feront que retarder le moment de décider enfin. Il a beau tenir à distance ses médiocres et touchants compagnons avec lesquels il ira jusqu'à partager un rôti de chat dans une cave, tomber amoureux d'une femme qui aimerait l'entendre enfin parler, il ne se décide pas. C'est quand il aura compris qu'il avait été "heureux en raison de sa trop grande liberté et de son absence de liens" que tout pourra se dénouer et la route de Rome s'ouvrir enfin. Terriblement agaçant et à ce titre passionnant, le personnage imaginé par Arpino qui a dû beaucoup plonger en lui-même pour le façonner, intéresse dans ce décor où le soleil le dispute au gris de nuits cendrées. Il tourne et tourbillonne autour de cette idée de liberté, la plus rude des prisons. Car "son sale bonheur" peut parfois ressembler aux nôtres.

sei stato felice

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