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Penser/Classer

Une actualité de Véronique M.
Publié le 16/03/2016

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L'homme excelle-t-il à organiser et planifier pour (se) donner l'illusion d'être maître de son destin, pouvoir maîtriser le réel, l'immaîtrisable, l'impensé même ! Sur près de 800 pages, Charles Dantzig dans son Encyclopédie capricieuse du tout et du rien s'adonne à cette humaine com-pulsion (qui s'est emparée de lui dès 1996) en égrenant plus de 200 listes visant à embrasser, ambition oblige, tous les sujets possibles de l'esprit : du plus accessoire et curieux ("liste du chic", "liste des raisons d'ériger une statue à l'inventeur des piscines", "liste d'Orson Welles qui ne sert à rien"...) au plus sérieux voire urgent des problèmes existentiels ("liste des cons", "liste des familles à stériliser"...).

Un intitulé aura rarement été aussi bien choisi, par cet auteur- (auto)éditeur chez Grasset pour illustrer son propos. Gageons donc déjà de son succès, à l'image de son précédent à la visée aussi exhaustive que subjective, Dictionnaire égoïste de la littérature. En 2005, trois prix ("Prix Décembre", "grand prix des lectrices de Elle" et "prix de l'essai de l'Académie française") venaient en effet saluer cette somme désormais "classique", sa parution concomitante en Livre de poche (et dans un beau coffret) venant prolonger le plaisir d'une (re)lecture de la littérature par un -énième- de ses amoureux.

Ouvrage d'érudit ? Le lecteur serait pour le moins tenté de succomber au charme de la culture pas seulement livresque de l'auteur qui nous fait partager avec passion ses nombreux voyages : en proustien converti, il réussit à nous faire rêver autour de noms de lieux (Milan ,Venise, Londres, New York, et leurs cafés, leurs spécialités culinaires, leurs odeurs, leurs bruits, leurs couleurs) que nous nous empresserons, à nos prochaines vacances, de vérifier. Invitation vers l'ailleurs pour s'y retrouver ? Car à travers cette mosaïque de petites anthologies tantôt lyriques ("listes gracile des moments gracieux"), tantôt déceptives voire tragiques (il revient à plusieurs reprises sur la rupture de l'espoir qu'a constitué pour lui le 11 septembre 2001) dépeignant l'homme moderne, il nous convie en même temps à un reflet éclaté de son signataire (voir son "vague autoportrait en listes").

Le coup de force de cet essai (et à coup sûr, sa réussite) réside dans cette compilation (faussement) savante et futile, à la fois personnelle et universelle, de l'humaine condition : s'appuyant sur l'étymologie du "caprice" ("oeuvre d'art de forme particulière", rappelle-t-il en exergue), il "donne forme à l'informe", érigeant la contingence, la futilité (la liste en elle-même, vice si bien partagé : "la liste serait-elle le livre de tout le monde?") au rang d'oeuvre d'art digne d'être recensée, "livrée", objet et genre littéraire à part entière : "les listes peuvent devenir une forme de littérature".

Mais comme tout "caprice" d'enfant doué, Dantzig agace son lecteur, bien souvent en toute conscience. Certes, ses aphorismes sentencieux délivrent une cruelle leçon de lucidité à la manière de La Bruyère : " Les gens veulent être heureux. C'est souvent pour cela qu'ils sont malheureux" (dans "liste branlante du bonheur") et bien qu'il s'en défende, sa désillusion n'est pas si éloignée de Cioran dont il dit haïr sa "philosophie à coup de marteau-piqueur", son "esthétisme du chichi"(voir "liste d'écrivains arrosés par leur amertume"). Trait d'esprit cinglant du moraliste ou mauvaise foi confondante ? C'est dire que, à l'image des journalistes qui s'en sont emparés, l'oeuvre divise et Dantzig ironise : il dit assumer son côté "exercice de style" "très parisien" et en effet, ses listes (surtout une large première partie) ressemblent plus à un bréviaire mondain, un plaisir d'esthète ("dandy","snob", dixit Frédéric Ferney) qui permet un survol badin de toutes matières certes inépuisables (mais inépuisées!), à la manière de vagabondages esthètes qui trouve(ro)nt certes un public lui-même versatile, enclin à ce "zapping" bien intemporel (relisez les édifiants et modernes Caractères de La Bruyère sur ses contemporains du XVIIe siècle !).

 maxime-cohen.jpgCette parution n'est pas sans nous rappeler les Promenades sous la lune de Maxime Cohen (sous la même couverture bleu ciel, chez Grasset) que livra la précédente rentrée littéraire. Le raffinement de l'écriture répondait alors à l'élégance d'un traité de l'honnête homme lui-même nourri de lectures, de vins, et de mets aussi délectables qu'instructifs. Plaire et instruire, même sacerdoce de la littérature depuis la nuit des temps?

Car ce dictionnaire des citations (ou des idées reçues, a-t-on pu lire) cultive les paradoxes et parvient aussi à attirer l'attention. A mi-chemin entre la digression fantaisiste, superficielle (le "rien") et inlassable dissertation philosophique, souvent désabusée de l'homme cultivé sur le monde et ses semblables ("le tout"), ces livres s'inscrivent dans la lignée d'essais hybrides à la mode ces dernières années. Le lecteur y trouve certes aisément son confort, le fragment invitant, comme au Grand Siècle, à une lecture buissonnière : ni roman, ni (auto)biographie, ni récit(s) de voyages, ni même essai littéraire/philosophique/moraliste, et... tout cela en même temps. Dantzig aime à provoquer les avis (par exemple, il dénonce l'illisibilité de Marc Lévy contre l'extrême facilité de Proust!), le ramener au centre de cette oeuvre lacunaire à laquelle il est invité à combler les manques, quitte à en éprouver à son tour l'infinie réversibilité :

"Tirez la langue à la tristesse" (page 178).

 

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