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Pluies intérieures

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Une actualité de Véronique M.
Publié le 04/04/2013
 
  "Il y a toujours quelque chose de troublant dans l'idée que le hasard nous présente des visages qui ne nous disent rien sur le moment, que nous ne voyons même pas, mais qui un jour ou l'autre peuvent nous rattraper . "
Un sourire sur un visage inconnu, quelques mots inaudibles murmurés avant la plongée fatale suffisent à faire chavirer la vie de la narratrice ainsi que l'émotion du lecteur, dépositaire de ce récit fulgurant, d'une "étrange et inquiétante beauté". Moins de cent pages suffisent à Michèle Lesbre pour nous envoûter avec sa délicatesse habituelle autour de l'effraction du réel provoquée par la chute de ce "petit monsieur de la station Gambetta" auquel elle avait dédié Le canapé rouge en 2007. Aiguillonnée par le désir de rejoindre son amant près de la mer à l'hôtel des Embruns, son héroïne va différer malgré elle ces retrouvailles en croisant la figure funeste du Destin sous les traits d'un vieil homme qui se jette sous la rame du métro, devant les yeux effarés des voyageurs. Ce face-à-face avec la mort va remettre en balance la fragilité d'une relation amoureuse difficile, puisqu'on comprend à demi-mots que cet homme parti de Nantes (on ne saura pas son nom, ni celui de la narratrice) s'est déjà dérobé par le passé. Là, c'est elle qui (le) fuit dans la nuit parisienne et lui adresse, bouleversée, une lettre d'amour en forme d'invitation à traverser de nouveau leur histoire, comme si l'innommable (le suicide du vieux monsieur) levait entre eux deux le tabou de l'indicible et de la mémoire. Avançant au gré d'une déambulation méditative, quasi onirique dans un Paris nocturne cinématographique tout en ombres et lumières (comment ne pas penser à l'errance de Jeanne Moreau dans Ascenseur pour l'échafaud), la narratrice va convoquer les souvenirs d'un amour en pointillé ponctué par leurs voyages en Italie, Argentine, Cuba, New York, autant d' images laissées par l'amant photographe, homme silencieux pour lequel "les mots ne sont jamais à la hauteur". Maniant l'art de l'ellipse pour dire la fragilité de la vie, l'écriture de Michèle Lesbre effleure les êtres et les choses pour laisser affleurer d'autres fantômes, livrant des portraits d'une poignante pudeur de sentiments pour d'autres disparus : d'abord le grand-père solitaire dont l' "amour [lui] a permis tous les autres" et duquel elle a hérité le goût du silence et la contemplation de la nature ;  puis à propos de son père, emporté par la maladie, elle se reproche l'absence auprès de celui "qui [lui] avait manqué, tellement manqué " .
Saisir la fugacité tragique et poétique de l'instant, telle semble être une des discrètes ambitions des romans de Michèle Lesbre, publiés depuis dix ans chez Sabine Wespieser. La pluie d'orage qui menace le ciel amènera-t-elle la libération tant espérée au terme de cette nuit et présage-t-il des retrouvailles des amants perdus ? L'homme du métro n'a-t-il pas, par son geste fatalement révélateur, déchiré le voile des ultimes illusions et creusé plus avant dans le "mystère de la mort " , celui-là même qui gît en chacun de nous ?
Le vieil homme est entré pour toujours dans ma vie [...] la mort m'avait approchée en souriant " , prononce la narratrice de Ecoute la pluie qui évoque un secret désormais partagé en trois, " une volupté de chagrin et de liberté que je m'autorisais enfin " . Ces mots pourraient également être communs aux compagnons qui entourent Octave, 90 ans, et le chemin parcouru à la fin de Profanes est celui qui mène vers un surcroît d'espérance, cette faim de vie qui gagne le lecteur. Les mots de Jeanne Benameur ou de Michèle Lesbre lavent les ombres (Laver les ombres) en les convoquant, nous renforçant par l'imperfection de toutes les existences qu'ils contiennent. C'est de leur "frottement "  (vidéo de Profanes) ou de leur fuite/rencontre (Ecoute la pluie) que peut jaillir l'élan, ce désir nécessaire qui fait que "nous sommes vivants" (Michèle Lesbre), qu'il s'agit de " faire du vivant avec du mort  " (Jeanne Benameur) et qu'il nous importe de lire puis partager, de vivant à vivant.

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