Chargement...
Chargement...


Précis de corruption

9791090724389, 0-4450163.jpg
Une actualité de Julien
Publié le 26/10/2017
Sous un nouveau titre, à l'aide d'une traduction revue et complétée et lové dans un bel écrin, les éditions Monsieur Toussaint Louverture nous redonnent à lire "All the King's Men" de Robert Penn Warren.
Ce n'est que justice, pourrait-on s'écrier si, au regard du contenu de l'ouvrage, l'expression n'était pas aussi malheureuse. On ne peut toutefois que se réjouir du retour à la lumière de Warren, dont l'édition erratique en France demeure un mystère, confinant l'auteur dans un anonymat relatif. Les Fous du roi (le titre français coutumier du roman, l'éditeur ayant ici opté pour une traduction littérale) a bien connu plusieurs éditions, toutes rapidement épuisées et retirées des catalogues (1), mais dans l'ensemble l'œuvre de Warren reste méconnue, claustrée dans l'angle mort de l'édition française. Sa poésie et ses essais n'ont même jamais traversé l'Atlantique.

Une timide explication ? L'auteur est toujours resté, chez nous plus qu'ailleurs, dans l'ombre imposante de son contemporain Faulkner. Warren est pourtant l'autre grand romancier du Sud, cadre historique et moral de tous ses romans. Å commencer par Tous les hommes du roi (il faudra se faire à ce nouveau titre), qui s'inspire en partie de l'ascension fulgurante dans les années 30 du politicien populiste Huey Long, gouverneur de la Louisiane, qui ambitionnait l'investiture pour la présidentielle de 1936 avant d'être assassiné sur les marches du Capitole de Baton Rouge.

Dans le roman, il répond au nom de Willie Stark. Stark est un ancien "humilié et offensé" qui a pris sa revanche sur une société provinciale et cacique qui l'a superbement toisé et n'a jamais cru en lui. Si ses manigances pour y parvenir se sont parées de toutes les vertus (défense des petits et des opprimés, œuvres sociales et charitables, hôpitaux et écoles par-ci par-là...), son succès ne tient pas seulement aux bonnes œuvres et à son électorat de petites gens : Stark est le roi du chantage, de la corruption et du coup fourré. Il ne se fait guère d'illusions sur la nature humaine et ceux et celles qui autour de lui peuvent encore en avoir les perdent en cours de route. Son motto : "L'homme est conçu dans le péché, il vient au monde dans la corruption et passe de la puanteur des langes à la pestilence du linceul. Il y a toujours quelque chose". En l’occurrence, ce quelque chose est invariablement une casserole à déterrer, pratique élevée au rang des beaux-arts et stratégie exclusive de Stark pour salir tout ennemi politique qui viendrait entraver la marche en avant de l'homme providentiel.

Cette figure charismatique et méphistophélique, on la découvrira progressivement, par réfraction, via la ronde des nervis et séides qui gravitent autour de lui (son bureau politique tient plus du casting d'un film de Scorsese que d'un cabinet présidentiel en germe).
Parmi ces "fous du roi" du titre français original, notre guide principal sera Jack Burden - son nom est déjà tout un programme. Ancien journaliste piqué d'Histoire, en prise avec son propre passé, désabusé, faisant preuve d'une complaisance certaine envers la boisson, sans motivation particulière il est devenu le factotum de Stark. Il se voit confier par le "Boss" la mission de souiller la réputation de l'intègre juge Irwin, patriarche respecté qui refuse de prêter allégeance. Comme la chasteté d'une jeune fille l'est dans celui du diable, la probité du juge Irwin est un orgelet dans l’œil de Stark, "Il y a toujours quelque chose..." rappelle Stark à Burden. Ce dernier se met donc en quête, replonge pour cela dans sa propre histoire (le juge Irwin est pour lui une figure paternelle, ce qui n'empêche rien!) et la recherche finira par porter ses fruits... Au passage, Burden renouera le contact avec son amour de jeunesse, Anne Stanton, ainsi qu'avec le frère de celle-ci, Adam, le médecin au grand cœur, l'homme du verbe et des idées pures, mais dont l'idéalisme obtus aura sa part dans la tragédie à venir, que l'on sent monter lentement mais inexorablement au gré des révélations, compromissions et exhumations de tous les modèles existants de casseroles.

Tous les protagonistes de cette sombre affaire sont liés par des secrets ou des sentiments jamais clairement exprimés, qui vont du simple malentendu jusqu'à la tâche sur la conscience. De cette mécanique infernale où le sens de l'honneur prévaut en dépit d'une conception ambiguë de la morale, personne ne ressortira sans éclaboussures. Et Burden découvrira un peu tard qu'on ne remue pas les eaux troubles du passé impunément...

Si la construction du roman, à juste titre, a souvent été comparée à une partie d'échecs, la spirale qui entraîne quasiment tous les personnages dans une Chute aux dimensions bibliques évoque quant à elle un incoercible et glacial effet domino.

Jalon dans la littérature échiquéenne, grande parabole politique qui ne s'interdit pas de venir chatouiller la métaphysique, Tous les hommes du roi est aussi un authentique roman du Sud, dans sa facture comme dans ses préoccupations. Å travers un récit aux allures de poupée gigogne qui sans cesse louvoie, digresse, prend son temps, revient en arrière, Warren avec une maîtrise confondante des diverses strates de sa narration, interroge ici comme dans toute son œuvre le passé, le présent et le devenir du Sud, sur lequel les ombres de l'esclavage (le péché originel) et la Guerre de Sécession (la blessure jamais cicatrisée) peinent à se dissiper.

Certes, l'ouvrage ne brille pas par son optimisme, mais ceux que fascine le rapport épidermique, frontal et heurté que l'Amérique entretient avec son Histoire ne devraient pas faire l'économie de la lecture de ce roman au souffle puissant et admirable en tout point.

Et puisque les planètes semblent enfin s'aligner pour Warren, soulignons la reprise cette année en Points/Signatures d'un autre grand roman de l'auteur, La grande forêt, qui évoque directement la Guerre de Sécession et mériterait bien un commentaire à part si le temps, l'énergie et les ressources intellectuelles ne venaient à manquer (pour les deux premiers points, c'est encore rattrapable).

(1) Å nuancer car se présente ici pour l’auteur une situation inédite : la précédente édition des Fous du roi, parue il y a à peine deux ans aux Belles Lettres, est toujours disponible.
Par ailleurs, il n'est point sacrilège de recommander l'adaptation partielle mais brillante qu'en donna au cinéma Robert Rossen en 1949 et qui a eu sa part dans la réputation de l'ouvrage aux Etats-Unis (et qui plus modestement - quelques années plus tard tout de même - attira l'attention de votre serviteur sur l'œuvre de l'écrivain). Le scénario, qui se concentre essentiellement sur l'aspect politique et documentaire du roman, reçut l'aval de l'auteur dont Rossen était très proche. Auparavant, il avait même mis en scène la pièce de théâtre de Warren qui servit d'ébauche au roman (cf. postface de Michel Mohrt dans la présente édition).

Bibliographie

Abonnement

Derniers articles du blog "Ces mots-là, c'est Mollat" envoyés chaque semaine par mail