Ce dimanche, je me suis ennuyée. Un ennui ferme, celui qui rend léthargique et presque fou. Pourtant, j'avais mille choses à faire. Ces choses que l'on n'a pas le temps de faire en semaine, que l'on ressasse mais qu'on évite jusqu'à ce jour où on aurait tout le temps pour le faire : le dimanche. Le fait est que ces choses, je n'avais pas envie de les faire. Pour résumer, je m'ennuyais à ne rien faire tout en sachant pertinemment que faire les choses que je devais impérativement faire m'ennuyait. Et puis, soudain, j'ai chaussé ma plus belle paire de baskets et je suis partie. Loin de l'ennui. En fait, je suis sortie parce que j'ai pensé à Jourdan.
Jourdan, c'est ce personnage de Giono qui, dans Que ma joie demeure, s'ennuie à mourir. Jusqu'au jour où, lui aussi, chausse plus ou moins ses plus belles baskets. Jourdan, c'est un paysan qui a tout pour être heureux. Il a sa Jourdane, c'est sa ferme. Et Marthe, c'est sa femme. Il vit du commerce du blé qu'il cultive et a un beau cheval vigoureux. Mais il s'ennuie. Alors un soir, alors que la nuit vibre plus fort que les autres soirs, il décide de quitter le lit conjugal pour aller labourer son champ. Dans son champ, en pleine nuit, apparaît une silhouette. On pourrait croire que c'est la mort qui vient enlever Jourdan à sa vie morne. Mais c'est bien plus que ça. Dans son champ, il y a Bobi, mi-pélerin mi-routard, mi-vagabond mi-Christ, qui va, dans tout le roman, apprendre aux hommes à se rencontrer, à s'émerveiller et à ne plus avoir peur. Ni de la faim, ni de la tristesse, ni de la mort. Alors Jourdan, au contact de Bobi, il fait comme moi ce dimanche, il laisse dans un coin sa tristesse et il regarde pousser les fleurs. Il transpire en plein soleil. Et il sourit.
Que ma joie demeure est à mes yeux le chef-d’œuvre de Jean Giono. C'est un roman de la contemplation où l'action se cache dans les gestes patients, délicats de l'homme qui réapprend à aimer tendrement, à désirer intensément. Pour autant, on comprend que, pour que la joie demeure, il faut qu'elle ne soit jamais acquise, et que la joie réside dans le chemin, qu'il n'y a rien qui saura faire demeurer la joie, que c'est parce qu'elle vacille parfois qu'elle est si précieuse, cette joie.
Après la dernière phrase du roman, il m'a fallu de longues heures pour réussir à quitter La Jourdane. Ce roman chargé de symboles et d'images m'a enserré à la gorge et empli d'une douleur douce. Et depuis, quand je m'ennuie, je pense à Jourdan. Et je vais regarder pousser les fleurs.