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REDÉCOUVRIR H.H. EWERS ET BASCULER DANS L'ÉPOUVANTE

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Une actualité de Julien
Publié le 12/10/2017
Il fit frissonner nos aïeux mais son étoile a quelque peu pâli depuis. Grâce aux bien nommées éditions Ombres, il est possible aujourd'hui de se replonger dans l'univers tourmenté, macabre et délectable de l'auteur allemand.
Où l'on pourrait croire qu'être honni par le plus grand dramaturge contemporain suffise à asseoir une réputation. Pourtant, avoir eu l'honneur d'être délicatement considéré comme un "pornographe en vogue" par Brecht ne parvint point à assurer sa renommée, et les relations troubles qu'entretint Hanns Heinz Ewers avec le Troisième Reich achevèrent certainement de fragiliser sa postérité littéraire... (1).

Naguère édités chez nous par Christian Bourgois (2), les ouvrages d'Ewers ont depuis disparu de la circulation. Rendons donc grâce à la Petite Bibliothèque Ombres (dont la simple consultation du catalogue en fin de volume est un plaisir de tous les instants) de rééditer son recueil de nouvelles le plus emblématique : Dans l'épouvante. Le sous-titre Histoires extraordinaires ne doit certainement rien au hasard ou à un éventuel hold-up éditorial : Ewers fut un émule de Poe, à qui il consacra un brillant et incisif essai. Comme tout pornographe en vogue qui se respecte, Ewers jouit d'un certain succès de son vivant, grâce à une poignée de romans (Mandragore, Vampir...) et plusieurs recueils de nouvelles, notamment L'Araignée et celui qui nous occupe ici. Toutes œuvres qui firent franchir à la littérature un nouveau palier dans l'horreur.

Å ce sujet, avertissons le lecteur qui pourrait se sentir trompé sur la marchandise : l'utilisation constatée du terme fantastique à leur propos nous paraît être un abus de langage. Le surnaturel reste confiné à la marge de ces récits. Dans la manière Ewers, l'irrationnel - en quelque sorte rêvé, désiré, fantasmé par le lecteur - opère plutôt comme un astre lointain qui, par ses interférences dans l'inconscient d’icelui, vient sournoisement brouiller sa perception. A cet égard, le prosaïsme des chutes pourrait en décevoir certains, rendus presque honteux d'avoir pu songer à de telles choses.... Car chez Ewers, l'horreur est bien humaine. A la différence de Lovecraft auquel il est souvent associé, notre pornographe patenté n'a aucun besoin de civilisations lointaines et imaginaires pour susciter l'effroi. Å la fois idolâtre et contempteur des vices humains, c'est toute l’ambiguïté de l'auteur, héritier du décadentisme, qui rejaillit dans ce catalogue des horreurs.

Au menu ? (nous suggérons aux plus pervers de nos lecteurs, sans nul doute déjà appâtés, d'ignorer ou de survoler les lignes qui suivent. Elles ne révèlent toutefois rien de compromettant et ne sauraient conduire leur auteur au tribunal)

- Une "salsa", corrida humaine dont les témoins, au risque d'en parler, préfèrent se couper la langue, offrant à la barbarie le luxe de rester une légende.

- Un peintre, ancien révolutionnaire, qui utilise des restes de Rois de France pour fixer sur ses toiles la cruauté de leur règne (restes qu'il aime à priser par la même occasion...).

- Le simple sacrifice d'un pigeon qui suffit à recouvrir une jeune fille à la pâleur marmoréenne d'un déluge de sang (et, par le jeu des analogies, c'est l'image de la Carrie maculée de sang de De Palma qui resurgit dans notre esprit par trop impressionnable)

- L'exhumation d'une "princesse sibérienne", congelée depuis 3000 ans, qui va mener son peintre, authentiquement médusé, tout droit à l'asile d'aliénés.

- Une exécution capitale, relatée in extenso, au terme de laquelle les derniers mots du condamné laisseront juges et magistrats interdits.

- Un pauvre étudiant intimement convaincu d'avoir été transformé en oranger par la seule persuasion d'une vamp au magnétisme redoutable et qui gagne ainsi, lui aussi, son billet pour l'asile.

- Un duel sordide marqué du sceau de l'antisémitisme et dont la victime, parmi tous les protagonistes, ne sera pas forcément la plus à plaindre (on serait bien en peine d'y trouver les prémisses des compromissions ultérieures de l'auteur, qui goûtait peu leur antisémitisme forcené, avec les nazis).

- La momification d'une jeune fille encore bien vivante dans le cadre d'une escroquerie en fausses momies - et vrais cadavres (pour des raisons impossibles à dévoiler ici, nous déconseillerons la lecture de cette nouvelle aux personnes présentement occupées à chercher un logement).

- La plongée asphyxiante d'un négociant européen peu scrupuleux dans le Vaudou haïtien, une nouvelle dans laquelle la brutalité des rapports humains et la noirceur qui y préside ne sont par ailleurs pas sans évoquer tel récit de Stevenson ou Conrad.

N'en jetez plus ! Car l'anathème de Brecht pourrait finir par se justifier... Si la lecture n'en était pas aussi roborative, on pourrait croire avoir affaire à un assommant annuaire des tourments humains. C'est la loi du genre qui veut que certaines de ces nouvelles - toutes d'une facture remarquable - puissent paraître d'un intérêt moindre, mais Le Cœur des rois, La Fin de John Hamilton Llewellyn, Le Journal d'un oranger, La Fiancée du Tophar ou La Mamaloi sont, en la matière, des pièces de choix dont on ne saurait trop recommander la (re)découverte. Et dans la miraculeuse réapparition de ce recueil en librairie, votre dévoué aimerait voir un présage de l'exhumation - avec toutes les précautions qui s'imposent - du roman le plus troublant, sinon le plus effroyable, d'Ewers : L'Apprenti sorcier.

Notes :
(1) Dans une vie toute entière traversée par l'ange du bizarre, évoquons sur ce point l'anecdote suivante : le parti nazi lui commanda une biographie du "martyr" Horst Wessel mais, jugé trop malsain et grotesque, l'ouvrage fut retoqué par les dirigeants du parti, avant que les relations entre l'auteur et le NSDAP ne tournent au vinaigre et qu'Ewers soit frappé d'une interdiction de publication.
(2) Du reste, ce recueil inaugura et donna même son nom à une collection de l'éditeur, au sein de laquelle tous les ouvrages étaient revêtus d'un noir sépulcral. Outre plusieurs titres d'Ewers et divers continuateurs de Lovecraft, on put y trouver un autre grand nom de la littérature horrifique, Arthur Machen.

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