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Richard M., le maudit?

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Une actualité de Véronique M.
Publié le 15/03/2016

richard-millet.jpeg La lecture du Désenchantement de la littérature (Gallimard, 2007) ainsi que son droit de réponse (par l'auteur lui-même) dans L'opprobre (Gallimard, 2008) à la violente polémique suscitée par des prises de position plus que contestables (sur l'immigration, notamment...) peuvent laisser un goût bien amer, surtout que cette misanthropie (revendiquée) se trouve contrebalancée par une réflexion sur l'écriture tout à fait admirable. Telle une Cassandre des temps modernes, il ne cesse pourtant de proclamer et s'apitoyer sur la fin de la grande littérature et, rejetant la plupart de ses contemporains, on serait presque en droit de se demander s'il ne retournerait pas à son endroit cette condamnation apocalyptique.

"[...] je ne saurais donc appartenir à la même nation que les barbares des banlieues des grandes villes où se joue le drame d'une intégration impossible au sein d'une France moribonde" (Le désenchantement de la littérature, page 49) ... ...

Mais, un peu plus loin:

"D'une certaine façon, nous n'écrivons que pour lire, pour retrouver le filigrane du monde. D'où ces lignes par lesquelles rappeler que toute entreprise littéraire est un voyage au coeur des ténèbres, vers l'origine, l'inscrutable, l'irreprésentable. Toute écriture est la mémoire d'une lecture impossible, voyage sonore, lecture de la nuit, lectio tenebrarum, leçon de ténèbres [...]" (pages 65-66)

A t-on donc affaire à un nouveau Céline? Si la comparaison peut paraître discutable tant Richard Millet affectionne le retour à une langue classique dont notre civilisation décadente aurait perdu le goût et l'usage (alors que Céline savait, lui, si bien la malmener) , on ne souhaiterait s'attacher ici qu'à commenter son travail d'écrivain. En effet, la lecture récente de Ma vie parmi les ombres (Gallimard, Folio, 2005) suffit à nous convaincre de l'importance de sa place parmi les auteurs qui comptent. Splendide confession d'un écrivain quinquagénaire, Pascal, en proie au désir pour une jeune admiratrice Marina, lectrice à l'écoute de son oeuvre, miroir idéal avec laquelle il partage des origines creusoises, ce récit semi-autobiographique conte son amour pour une terre (Siom, "incarnation" littéraire de la Jérusalem céleste), une langue (le patois limousin qui émaille le texte et permet lui-même des digressions passionnantes sur le matériau linguistique) et des "vies minucules", celles de petites gens dont la disparition a englouti tragiquement pour le narrateur toute une mémoire, un passé qu'il s'attache, inlassable témoin et unique survivant, à faire perdurer. Objet de désamour d'une mère dont il n'aura de cesse de quêter un signe d'affection ou la vérité sur un père qui lui demeurera à jamais inconnu, l'enfant sera guidé par quatre vieilles paysannes, figures maternelles mythiques dont les décès successifs marqueront la fin d'un Age d'or mais qui constitueront la matière vivante et lumineuse de ses textes.

Si son inspiration se nourrit en effets de certaines très grandes "ombres" qui hantent son imaginaire, tels les fantômes bienveillants de son enfance et de ses lectures (combien de scènes ou de réflexions sur la mémoire, l'amour/l'amitié, les noms, le corps, le temps, le désir, la vocation littéraire..résonnent telle une fascinante réécriture des expériences du narrateur de A la recherche du temps perdu!), il faudrait regretter par ailleurs que ce souffle romanesque ne permette l'occultation définitive de son obsession pour une "francité" (cf. son essai Le sentiment de la langue, La petite Vermillon) plus que trouble...

Demeure donc un sentiment paradoxal entre émerveillement et effroi qu'il est difficile de démêler tant cette voix singulière qui porte si haut l'exigence d'un ascétisme total de l'oeuvre, de son artisan et un amour intransigeant de sa langue, appelle (dans ce désir de "pureté" éperdu mais néanmoins lucide- car il le sait impossible) à un deuil de ses contemporains dans la seule retraite d'une littérature "moribonde" qu'il sait certes habiter avec élégance, mais en déchaînant souvent les passions les plus légitimes.

En voici quelques-uns des nombreux exemples... à méditer, donc:

"Nous sommes des voyageurs égarés à la croisée d'époques contradictoires; des survivants; des passagers d'une mémoire qui excède le seul individu, les morts continuant de rêver en nous autant que nous pensons à eux, de même que nous sommes vus par beaucoup plus d'êtres que nous n'en regardons." (Ma vie parmi les ombres, page 228)

"Les mots ne pouvaient nous habiller, la langue n'étant pas un vêtement [...] elle dénude, au contraire, elle sépare plus qu'elle n'unit, elle isole, elle est un ensauvagement que rien ne rend acceptable, pas même la littérature, laquelle est, au contraire, le lieu de l'inconciliable, de l'irrégularité langagière, de l'écart, de l'étrangeté absolue, ce qui peut expliquer qu'aujourd'hui la littérature ne soit plus que l'objet d'un culte de Bas-Empire; elle a la nostalgie de la grandeur tout en devenant anonyme, fade, industrielle, insignifiante, se cherchant des fonctions morales et sociales alors qu'elle ne doit que dire, même sous une forme grandiose ou au contraire dépouillée, la perte de soi, du sens, de la langue, d'un monde sur lequel veillait le regard de Dieu" (Ma vie parmi les ombres, pages 354-355).

"Mais, direz-vous, vous continuez à écrire, vous, à publier, à parler; vous êtes là, devant nous, comme si vous y croyiez encore, comme si vous attendiez, en dépit de tout, la même gloire que les autres, imposteur, peut-être, ou déployant une rhétorique de la mort de la littérature devenue un poncif, et faisant comme si la littérature n'était pas désenchantée depuis Cervantès, et régulièrement soumise à l'ironie d'un Sterne, d'un Kafka, d'un Svevo, d'un Pessoa, d'un Borges, l'ironie ne faisant que relancer le mouvement par lequel la littérature ne cesse d'inventer sa propre sacralisation ou sa défaite: elle n'existe peut-être vraiment qu'au bord de l'extinction, dans la noblesse de l'écart absolu, en son chant du cygne; inscrite tout entière entre la Genèse et Sodome et Gommorrhe, entre l'Odyssée et l'Ulysse de Joyce, entre l'Enéide et La mort de Virgile de Broch, entre l'anonyme scribe phénicien et le silence qui me tente chaque jour davantage. L'achèvement de la littérature (achèvement historique ou simple crise du posthistorique), ce serait sa démesure, sa manière d'être vécue, dans chaque écrivain, comme démesure, jusque dans le silence, un peu comme le bruit de la mort du Grand Pan continue à s'entendre, de siècle en siècle, sur le rivage des métaphores qui lui gardent son pouvoir de terreur, de fascination, de sens - et jusque dans le silence de ces métaphores, par définition inépuisables et cependant extraordinairement lasses, mais qui tirent toute leur force de cet épuisement."

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