Deux questions fondamentales pour le lecteur devant la perplexité des bibliothèques qui s'offrent à lui, si bien que tout choix est un renoncement. Face à cet abîme, bien des auteurs s'instituent guides, relais de ces textes qui leur ont préexisté, les font exister et qui grâce à eux en appelleront d'autres tout aussi infinis. Car parier faire oeuvre de création originale n'est pas chose aisée quand il s'agit de s'attaquer à des incontournables, c'est-à-dire "payer sa dette" comme aime le rappeler Liliane Giraudon qui avait déjà rendu hommage à certains grands classiques (Robert Walser, Tsvetaïeva, Sappho, Pouchkine, par exemple) ou contemporains (Danielle Collobert) dans Mes bien-aimé(e)s (Inventaire/Invention éditions) et qui réitère aujourd'hui la démarche envers ceux qui l'ont gardé vivante dans Biogres. Ce texte, commande du festival contemporain Ritournelles (la manifestation s'est déroulée du 10 au 20 novembre 2009) qui vient de fêter ses dix ans et en coédition le Centre François Mauriac de Malagar, se compose des portraits successifs des trois fantô"M"es familiers qui habitent le patrimoine bordelais, tout en revisitant le genre biographique ici compressé (d'où le curieux titre de ce recueil, Biogres) .
Il était tout aussi risqué de mettre en scène une obsession livresque telle que La Recherche afin d' en restituer une matière vivante la plus innovante qui dépasse l'impossibilité apparente attachée à ce monument sacré. C'est pourtant le coeur de la formidable entreprise lancée il y a quinze ans par la réalisatrice Véronique Aubouy en filmant la lecture intégrale de Proust par des lecteurs du monde entier. Cette expérience inédite fut visionnable tout au long du festival Ritournelles et peut toujours se consulter sur le site de V. Aubouy ainsi que sa version Internet (auquel peut s'inscrire tout un chacun qui en dispose librement) joliment intitulé Le Baiser de la matrice.
Par delà l'ambition de tels projets puisque Véronique Aubouy pense en avoir fini vers 2033, soit une ampleur de 40 années de lectures filmées et Liliane Giraudon qui peut redonner vie à d'autres auteurs phares de son panthéon personnel, ces textes (un film étant aussi entendu comme un texte qui s'écrit sur pellicule) sont des autoportraits éclatés, démultipliés dont le nombre (infini, donc) ne signale que l'impossible réel à capturer, une manière toujours de rejouer le vieux mythe personnel de l'écrivain faisant écho à ses propres spectres familiaux tels qu'évoqués par Liliane Giraudon dans l'interview. Chez Véronique Aubouy, la caméra devient l'objet-miroir qui permet la mise en abyme de chaque lecteur, révélant son lien intime et singulier au texte, soit la (re)mise en jeu (je) perpétuelle d'une manie, sa recherche de la Recherche ... ou comment s'en débarasser !
Au final, ces deux objets insolites qui dépoussièrent les clichés afférents à ces hommes et textes illustres peuvent plaire aux amateurs de curiosités littéraires. Liliane Giraudon donne à son travail la jolie formule "vivrelireécrire" mais nous sommes sûrs que Véronique Aubouy ne désavouerait pas ce néologisme, ni le nombre de lecteurs qui n'en auront jamais fini avec ces Oeuvres qui nous hantent durant toutes nos vies démultipliées grâce aux livres.