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Sigismund au pays des Soviets

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Le club des tueurs de lettres - Sigismund Krzyzanowski
Une actualité de Julien
Publié le 11/11/2017
Atterrissage en poche, toujours chez Verdier, de l'auteur des "Souvenirs du futur", ce génie négligé de l'histoire - parallèle - des lettres soviétiques.
Sigismund Krzyzanowski. Son patronyme trouble encore plus notre élocution que l'ingestion d'une bouteille de vodka (breuvage, du reste, fort apprécié par l'auteur en son temps). Et nous autres, pauvres latins, fébriles, devons nous y reprendre à plusieurs fois avant d'écrire son nom correctement. Rien qui ne puisse nous détourner de sa lecture. Au demeurant, son prénom caldéronien devrait suffire à nous mettre dans les meilleures dispositions à son égard. Il est d'ailleurs permis de se demander si, en effet, sa vie n'a pas été un songe, et si tel le Sigismond de Calderón, son enveloppe enchâssée dans une Tour inexpugnable, le savoir livresque et l'illusion n'ont pas été ses seuls refuges.

Le génial inventeur de la "superficine" (substance, qui par simple application sur les murs de son logement, permet d'étendre à l'infini les dimensions de celui-ci - ainsi que les tourments et angoisses de son locataire, hélas) nous touche et nous interpelle autant lorsqu'il s'intéresse aux tribulations d'un fossoyeur qui ne sait plus quoi faire des morts récalcitrants, à la métaphysique du "mordeur de coudes" (fable désopilante, à lire toutes affaires cessantes) ou au "petit bonhomme" qui habite la pupille de la femme aimée (en fait, toute une microsociété constituée par les anciens amants de celle-ci que le narrateur finira par tristement rejoindre...).
Dans un autre récit, prophétiquement situé en temps de pénurie, la haine - cette "houille jaune" - devient une ressource énergétique exploitable et "l'électricité biliaire" se met à faire tourner les usines (éblouissante parabole swiftienne qui renvoie à la Modeste proposition du père de Gulliver) (1).
De la part d'un auteur mort à l'âge - respectable à l'échelle soviétique - de 63 ans, la causticité et la liberté de ton émanant de ces écrits, qui n'ont de cesse de mettre en boîte la bureaucratie et les us du régime, auraient de quoi étonner. Tout s'éclaire lorsque l'on sait que Krzyzanowski n'a jamais rien publié de son vivant et, qu'en dehors d'un cercle intime de littérateurs moscovites, il demeura parfaitement inconnu de ses contemporains (il a ainsi pu se décrire comme étant "seulement connu pour être inconnu"). Ses quelques écrits soumis aux autorités rejoignaient sans coup férir l’infamante catégorie des "impubs". Impubliable donc, mais semble-t-il jamais inquiété par le régime en raison de concours de circonstances à l'ironie presque savoureuse (confusion probable entre personnes du même nom...), il n'a pu gagner sa place dans le camp des martyrs.
Sa postérité est si tortueuse qu'on pourrait la croire façonnée par son imagination débordante... Un peu comme si Krzyzanowski - dont la tombe demeure introuvable à ce jour - se sachant né posthume, avait été son propre exécuteur testamentaire.
"Génie négligé de notre temps" : c'est à cette courte observation dans le journal d'un poète russe que l'on doit la mise en branle de fouilles archéologiques dans les archives du KGB, plus de trente ans après la mort de l'auteur. Près de 3000 pages noircies de sa main ont pu ainsi être exhumées (2). L'instigateur de cette parousie littéraire, l'homme qui s'est chargé de cette tâche ingrate et précieuse a, de son côté, un nom bien plus commode et nous ne manquerons donc pas de le citer : Vadim Perelmouter. En France, c'est aux éditions Verdier que l'on doit la publication de ses œuvres depuis le début des années 90.

"Au fond, les écrivains sont des dresseurs de mots professionnels, et les mots qui font les funambules sur les lignes, s'ils étaient des êtres vivants, redouteraient et haïraient à coup sûr le bec fendu de la plume comme les animaux savants haïssent le fouet qui les menace."

L'auteur, souffrant de sa condition d'impubliable au sein d'un régime qui fit violence à la langue comme aux hommes, prit en compensation les lettres, les marque-pages, les mots, les livres, les revues, comme objets principaux. Autant de détonateurs pour un déferlement de l'imaginaire et de sources fécondes pour son incontinente inventivité. Krzyzanowski excelle dans la forme courte mais, par une vertigineuse stratégie d'accumulation, la densité qui s'y déploie nous laisse pantois. Ses nouvelles, fables ou paraboles font côtoyer l'absurde, le fantastique, l'humour dans un style toujours à la limite de la surchauffe (voire de la combustion spontanée), lequel, à coup d'embardées philosophiques et de dérapages scientifiques, porte à l'incandescence le goût de l'auteur pour le paradoxe et finit par se présenter à nous comme la transposition mentale des constructions impossibles d'Escher.
En particulier dans les Souvenirs du futur (cette variation géniale, soviétiquement updatée, du thème classique du voyage dans le temps), le caractère abscons de ses démonstrations scientifiques peut atteindre des sommets d'irrésistible drôlerie, à l'image de ces vieux films de SF dans lesquels, immanquablement, un vieux chercheur barbu, sérieux comme un pape, tient absolument, avec force détails, à nous expliquer comment sa machine à voyager dans le temps est appelée à fonctionner sans erreur possible, à l'aide pourtant de trois modestes boutons rouges ayant toute les peines du monde à clignoter et d'un levier qui menace de lui rester dans la main à tout moment...
Maximilien Sterer, le héros des Souvenirs du futur, après des années de luttes et d'efforts, accède enfin au rêve de toute une vie : il parvient à s'échapper dans le futur grâce à un "coupe-temps" de son invention. Hélas, en ces temps-là, dans un régime sans cesse mouvant, l'année précise de votre retour dans le "présent" n'était pas indifférente...

Dans Le club des tueurs de lettres qui nous est offert en poche ces jours-ci, l'auteur met en scène un bien curieux cénacle d'écrivains. C'est un club auquel Chesterton aurait pu songer, à égale distance entre celui des "fous" et celui des "métiers bizarres". Tous ces écrivains professent la haine du mot écrit et ont mis à sac leurs bibliothèques, ne laissant que des étagères vides qu'ils essayent de combler mentalement. Ils se transmettent tour à tour leurs histoires oralement, qui ne doivent surtout pas être couchées sur le papier. Pourtant un livre, tout d'encre et de papier, fera son apparition sur une étagère...
Car chez Krzyzanowski, sans cesse guetté par le gouffre solipsiste, la matière tend toujours à se rebeller et les inventions à échapper à tout contrôle, avant que les créatures expulsées de son imagination, livrées à leur propre sort, ne viennent se rappeler à son bon souvenir.
Issue d'un commerce fructueux avec ses démons et fantômes, la prose de Krzyzanowski est une lutte permanente contre un réel de toute évidence bien terne (comme nombre de ses compatriotes, il vécut presque toute sa vie dans une chambre de 8m2) dont il cherche constamment à éprouver les limites, faisant feu de tout bois, pour découvrir à quel moment, enfin, le principe de réalité ploiera sous le poids de ses inventions absurdes.

"Idéalement inassimilable à son époque" selon l'observation de Perelmouter, Krzyzanowski ne se propose pas de réenchanter le monde - il ne sait que trop la vanité de cette lutte et le désespoir affleure à chaque page - mais son appel incantatoire aux forces de l'imaginaire a quelque chose, aujourd'hui comme hier, de fondamentalement salutaire et revigorant.
A son propos ont pu être évoqués les noms de Gogol, Poe ou Kafka. Nous avons nous mêmes cédé à la facilité en mentionnant d'illustres prédécesseurs. Que le lecteur veuille bien nous croire : cela ne relève en rien de l'opportunisme ou du délire d’interprétation. L'imprononçable Krzyzanowski ne déparait pas dans cet Olympe.

A dessein, nous lui laisserons la conclusion (excipit du Club des tueurs de lettres) :
" Voilà, je rends les mots, tous les mots sauf un : la vie."


Notes :
(1) Ces nouvelles, entre autres merveilles, peuvent se trouver dans Le marque-page, premier ouvrage de l'auteur à avoir été restitué au public, et qui se présente assurément comme la meilleure porte d'entrée dans l'univers de Krzyzanowski. Au sujet de Swift, on ne s'étonnera pas d'apprendre que l'auteur a participé au scénario, sans être crédité, du film d'animation Le Nouveau Gulliver en 1933.
(2) On ne se livrera pas ici à de sordides calculs. Tout au plus estimerons-nous qu'avec les volumes mis à notre disposition jusqu'à présent en France, les espoirs les plus fous sont permis pour l'avenir.

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