Une année studieuse d’Anne Wiazemsky par BEN-KEMOUN Anouck,
CLESUP, Lycée Camille Jullian
Un enfant mort sur le trottoir
« Les gens que j’aime ont mon âge ». – Anne Wiazemsky
Adieu au bord
« Tu es intelligente, réfléchis ». C’est ce qu’un type du PMU m’avait dit. J’avais 18 ans. Lui-même rêvant de se barrer d’ici, il voulait partir au Pérou. Je ne sais pas aujourd’hui s’il y est allé. Je ne l’ai jamais revu. De toute façon l’intelligence elle existe ou elle n’existe pas, c’est ce que disait Duras. Et puis à 18 ans la meilleure chose à faire c’est perdre son temps et vivre à contre-temps. Je suis là, avec un verre de vin rouge, du « pinard », les lèvres saignantes qui ont déjà trop goutées au breuvage. Je suis là, dans le PMU de cette petite ville. Grand enfer où tout ferme à 22h, où tout se sait. Comme un petit soldat qui veut se battre contre la lune sans jamais l’atteindre. Je vais prendre un autre verre et aller fumer une cigarette en terrasse. Je vais le rejoindre. Je l’entends brayer d’ici.
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Je quittais mes quartiers pour aller n’importe où. Ailleurs, mais pas ici. Il fallait que je me bouge. On était en juillet. Encore, une fois, je pris le train pour partir à Bordeaux. La jungle. Sans avoir de but. Peut-être pour m’en créer un. Flâner ou contempler. C’était déjà bien suffisant pour moi. Observer les gens, les palabres. Tant qu’on ne me regardait pas, je pouvais être. Alors, je marchais, dans ses ruelles, toujours dans le même quartier. Et puis, je me suis assisse. Sur le sol, en face d’un pub. J’avais plus de feu. Flemme de reprendre la flame. Je me disais, tu pourrais faire autre chose. Mais non, rien. Ce rien était déjà pour moi un tout. Rien que le soleil de midi. Rien que ma pensée, rien que mes yeux et mes pieds. Et puis, un homme est venu vers moi. Je n’avais pas peur. La peur est le pire défaut de l’homme. En me disant cette phrase, je me disais : « Non c’est la paresse ». Je suis contradictoire, ou l’homme est contradictoire. L’homme m’a demandé du feu, je lui ai dit que je n’en avais pas. Il me dit « merci ». Pourquoi merci ?
Il était vieux. Vouloir quelque chose de moi ou pas. Je m’en fichais. Je pensais, au désir. Sujet de mon baccalauréat de philosophie. Et au film de Luis Buñuel. « Cet obscur objet du désir ». Immédiat. Je crois que dans la situation ou je me trouve : je suis damnée par l’ignorance de mon propre désir puisque je ne peux même pas le comprendre. Il m’échappe. Comme ce type. Il me touche pourtant.
Première fois où je posais autant de questions. Quand on sait que c’est la réponse qui est importante. La crédulité, la candeur, me poussait à les posséder. Marionnette de l’imagination ou de la pesanteur. Le cinéma était ma passion, j’étais déjà condamnée à m’intéresser à lui. Un vieil enfant. Pas besoin de voir pour comprendre. Juste englobée par l’aura.
Je ne contemplais plus le hasard. Deux mondes s’étaient entrechoqués : le sien et le mien. Comme dans toutes les histoires d’amour. Tragiques ou drame-bourgeois. J’avais appris le manque, la souffrance qui était devenue une maladie chronique. Mais le désir était axiomatique. Je commençais à imiter Louis, dans mes fringues, mes manières de parler, d’agir et de boire. Je voulais être son miroir. Je me contentais d’être une voleuse. Voler ma liberté.
Une nuit, dans mon petit village. Il m’appela, il venait, en taxi. Je fis le mur. Acte, que les filles comme moi qui passe leur temps à lire et à subir des convenances imposées par tous les gens autours, ne ferait pas. Je l’ai fait. Et je me suis retrouvée dans un hôtel. Pas de question sur le fait d’être une pute ou une geisha. Juste la réunion de l’ivresse et d’un désir déjà meurtris. Demain, j’avais cours. Mon vieil enfant me faisait déjà cours et ça m’allait. Je l’admirais et je l’aimais. Ni gérontophile, ni pédophile. Le Je et le Nous.
Au matin, on alla dans les bars, j’étais fascinée par ce monde. Tous ces types me touchaient. Ils parlaient de tout, dans ce parlement du peuple comme disait Balzac. Je dirais plutôt ce parlement du monde. Et j’étais avec mon monstre. J’étais sa nièce et lui mon oncle devant eux. Ils nous aimaient et ont les aimés. Buvant toute la journée, parlant d’arts, de philosophie, du temps, de la religion. De l’imagination : une extase couvrant le manque. Puis, un vieillard avec un clebs nous observait, je savais qu’il savait. Il buvait un café calva. Il venait vers nous et me dit : « Tu n’es pas sa nièce mais c’est beau. Tu connais Anne Wiazemsky ? ». Je lui hochais que non. « Mais tu connais Jean-Luc Godard ? » Bien sûr que je connaissais Godard ! Bande-à-part, A bout de souffle, Alphaville, Une femme est une femme. Oui, avant je pouvais regarder 5 films en une journée et être émerveillée. Je rêvais d’Anna Karina, je ne connais pas d’Anne moi. « Tu vois, petite enfant, Jean-Luc Godard et elle avait 17 ans d’écart, elle a écrit un livre sur cette relation « Une année studieuse » ». Je répondis : « Oui notre relation est banale. Si Anne Wiazemsky n’avait pas eu de relation avec Jean-Luc Godard, personne n’aurait lu son bouquin. De fait, pas de bouquin ».
Mon téléphone, 16 appels manqués. Mon frère. Merde, c’était mieux avant, mieux avant. Il y a bien des ados de mon âge qui sèche pour aller boire simplement des bières ou fumer un pétard. Pourquoi tout le monde s’inquiète toujours pour tout ou rien. Ne jamais rien demander à personne. Chercher ou trouver l’inexistence.
Je raccroche, je pleure. J’aime et pourtant je pleure. Face à face devant le monstre qui me montre la cruauté des deux mondes. Mais en même temps, que fous une gamine de 17 ans avec un vieux dans un PMU. Peut-être, malheureusement ou heureusement : elle vit.
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Un dernier verre
Il était une heure du matin, je suis encore chez lui, encore assisse à la même place. Depuis un an. Rien n’avait changé si ce n’est moi. Face à Face avec Louis, je devais rentrer chez moi. Il pleure devant-moi, je n’arrive plus à desseller si ses larmes sont sincères ou comédiennes. L’alcool c’est une maladie. J’avais cours dans six heures. Je commençais à stresser. Je devais faire quoi maintenant, m’endormir auprès de lui ou pas du tout. Rentrer chez moi, encore ? Comme d’habitude.
Je le regardais, sans émotions, aucune larme, aucun sourire. Juste un vide, un vide absolu dans mes yeux. Une bouche figée, fermée comme si elle ne pouvait grandir. Le froid envahissant mon dos. Aucuns frissons. Des mains ou les veines ressortaient, des ongles rongés. Ils sont morts. Le corps n’a plus d’âme, l’aiguille est fixe. Je me disais que le jeu était peut-être fini. Ne pouvant supporter l’espace, les débris de cigarettes jamais finies, les tasses à cafés remplies de vodka, la cendre surtout. La cendre qui ne dansait plus. Je crois que ou je sais que je ne l’aime plus. « C’est quoi aimer ? ». Sans cesse, cette question dans ma tête, un enfant tapant de son bras, svelte, un tambour bleu dans un jardin perdu ou les lilas sont morts, sans chaussures il marche sur les épines qui vivent depuis bien trop longtemps. Elles pleurent. Elles ont de la chance. On aurait dit Peter Pan, il ne grandira jamais, du moins plus jamais. Les croutes du désir sont tombées, il savait et pourtant il a tout fait pour les retenir. Il s’enfonce de plus en plus dans les épines. Mais je ne comprends pas, il n’a pas mal.
Je ne pouvais pas. Je n’y arrive pas, même pour dire je t’aime, même pour dire bonjour ou au revoir, même pour murmurer, chuchoter, brayer, crier, hurler, frapper, marcher, courir, vivre. Je n’existais pas. Etre, c’est ce que j’aurais dû. Il faut qu’il me réveille… Et puis je pense : j’ai oublié d’embrasser ma mère. Ne pas oublier. Ne jamais oublier. Pourtant, je retiens la vague du temps qui n'est guère aliéné car je ne suis pas ce que je suis je suis ce que vous voulez que je sois mais je suis libre de faire pipi debout, je suis une femme. Pour être droite éveillée à l’objet tant désiré. Mais ce n’est pas toi, c’est moi, c’est ma vie, celles des autres, de tous, il faut que je m’en aille. Partir ou rester, choisir une dernière fois. Alors je pars en gardant le visage du monstre tant attendu. Un coup d’œil dans le miroir brisé, je vois mon visage, le mien, qui ne pourra jamais et pour toujours s’envoler sur le mont-de-piété mais qui piétinera tous ces cleptomanes dérangés. Si le désir est plus fort que tout, alors je vais te dire un dernier mot, regarde une dernière fois ma figure de névrosée emplie de la folle du logis.
Un sourire, un dernier temps.
Je regarde sur mon téléphone, on a tout maintenant sur ces trucs. Une année entière dedans. Je le trouve, je l’avais appelé « il y a ». Toujours rester vague pour qu’on me laisse tranquille…
On a compris, il n’y a pas de fin. Juste des gens perdus.