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Caligula

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Publié le 09/05/2018
Caligula d’Albert Camus
Ma chère Drusilla,

Comme tu me manques ! Pourquoi m’avoir laissé de la sorte ? Pas une note, pas un mot m’avertissant de ton départ. Rien ! Rien d’autre que le silence de ce monde qui voit tout mais ne fait rien. Nous en avons longtemps discuté à l’abri des regards, sous des draps qu’un frère et une sœur ne devraient jamais partager. Drusilla tu m’as ouvert les yeux.

Alors que ma main caresse doucement ton corps sans vie, je vois cette vérité terrible naître dans mon esprit : les hommes meurent et ils ne sont pas heureux. Moi, Caïus César Caligula, Empereur de Rome, je ne peux l’accepter. C’est insupportable ! Si le pouvoir ne peut rien contre cela, qui donc pour combler le vide que cette vérité a creusé en moi ? Les Dieux ? Non. Non, ils ne me sont d’aucun secours. Rien de divin qui ne puisse soulager ce monde d’un sens supérieur. Il faut chercher ailleurs … ou peut-être pas. Oh Drusilla, voici mon cœur empli d’un insondable chaos.

Je touche enfin ce voile de mensonges dans lequel se drape le monde. Il n’y a pas de Dieu, pas de valeurs ou de morale, pas de beauté ou d’art. Tout n’est que laideur et néant. L’argent comme les hommes n’ont aucun sens. Comment n’ai-je pu le voir plus tôt ? Cette intuition me libèrera des chaînes de ce monde, je dois la tenir. Non. Je suis Empereur, je dois faire plus. Je dois répandre cette vérité pour les libérer tous. Aucun homme ne sera plus asservi par une vaine quête de sens. Mon pouvoir et mon rang non plus n’ont aucun sens mais pour diffuser ce savoir, je me servirais des artifices de leur raison. Je serais leur professeur de l’absurde.

Même notre amour ne signifie plus rien, Drusilla. Ma douleur a disparu. Il me faut quelque chose d’autre, qui ne soit pas de ce monde. Le bonheur peut-être, ou l’immortalité ? Même la lune me suffirait. C’est vers l’impossible que je dois désormais tendre. L’amour n’a pas de valeur comme cette lettre, je m’en rends compte. Je m’en vais saisir une des torches éclairant ta dépouille pour brûler cet aveu de faiblesse. Je ne tremblerai plus. Je ne douterai plus. Le doute n’est pas permis. Mais il me faut de l’aide dans mon entreprise. Qui donc pour soutenir pareille folie ? Hélicon ? Je dois y réfléchir et me reposer. Non ! Non je ne peux plus me reposer. Caligula chasse cet homme faible pour qui tu es plein de haine !

C’est fait. Ma liberté est en marche. Cette lettre se consume alors même que je couche ces dernières lignes. Un nouveau jour se lève. Personne jamais ne lira les raisons de ma folie. Voilà tout ce qu’il restera de toi, voilà tout ce qu’il restera de moi, voilà tout ce qu’on laissera derrière nous. Les centres encore tièdes d’un amour éteint.

Adieu Drusilla.

Bibliographie