Parler d’un roman de Patrick Modiano c'est essayer de recoller les morceaux d’un rêve, au matin. Au-dessus d’une tasse de café, on tire ce qu’on peut du brouillard, de l’oubli, avant que tout ne s’évapore à jamais. En vérité, parfois, au détour d’une rue ressurgit un fragment, une impression. Du plus profond de l’oubli se manifeste un signe. Un nom, une silhouette, une rue familière. Un signe si brumeux qu’on ne sait plus si nous l’avons lu, si nous l’avons vécu, ou à peine rêvé une nuit.
Les romans de Modiano s’inscrivent en moi de cette façon. Ils s’impriment. Au bout du compte, je ne finis jamais de les lire, leur effet dépasse encore la dernière page et contamine ma vie d’après. Quand je me réveille, mes yeux sont pleins d’un brouillard épais au travers duquel tout est sujet au mystère, à l’imagination. Je remplis de mes fantasmes la moindre silhouette qui passe et dont l’ombre chinoise invoque des noms. Tout me revient alors, tous ces noms bizarres. Ceux dont on ne saurait saisir l’identité et qu’on laisse regagner les ténèbres sans plus d’indices qu’une rue où ils ont habité autrefois, une ligne dans un vieux bottin, un carnet d’adresse qui ne veut plus rien dire.
Tout m’a toujours échappé. Quelques années de vie à peine ont suffi à jeter par-dessus mes souvenirs une épaisse couche de poussière. Combien de noms m’ont déjà filé entre les doigts ? Et combien d’entre eux auraient l’effet chimique en moi de l’encre sympathique ? Ce procédé par lequel l’écriture, jusque-là invisible est soudain révélée.
Combien de visages naufragés dans les eaux de l’oubli ne seront pas sauvés ? Combien de grands pharaons dorment encore sous les sables d’Égypte ? Et par quel miracle, un beau jour, tour revient à la surface ?
Noëlle Lefebvre a disparu et Jean remonte inlassablement le fil de l’oubli. Le miracle s’est produit. Jean est persuadé de la connaître Comment ? Pourquoi ? Les pièces du puzzle s’emboîtent dans une chronologie chaotique. Je ne sais plus bien le reste. Tout est trop flou et ça ne s’explique pas. Il ne faut pas l’expliquer !
La littérature est trop pleine d’idées claires et précises. Les romans s’emboîtent trop parfaitement jusqu’au dénouement mécanique. Modiano met la précision d’horloger de son écriture au service de l’effet onirique. Comme les personnages découpés dans la nuit par la lampe des réverbères, c’est cette traînée ombrageuse qui constitue l’intérêt de l’histoire et pas les figures en elles-mêmes. C’est l’impression et non-pas l’expression qui guide l’enquêteur.
Tout ça me bouleverse. J’ai le vertige. Que nous reste-t-il des choses, des livres ? Parfois, je crois que tout se mélange, et ma lecture se substitue à la réalité. Alors, dans trente ans, peut-être, je croiserai une fille nommée Noëlle, que j’avais cru disparue. Je lui dirai : « nous nous connaissions autrefois, mais vous m’avez oublié ».