C’est l’histoire d’un frère. Du mauvais frère. Celui qui a survécu. Ou plutôt qui ne s’est pas fait tuer sur une plage d’Alger un dimanche après-midi. Dans son premier roman, Kamel Daoud jette un pavé dans la marre. Une histoire oubliée. Celle d’un meurtre anodin sous un imposant soleil d’été. Il adresse une réponse, tragique, à un coup de feu hasardeux, que disje absurde, à Meursault, le tueur dans l’Etranger d’Albert Camus. La contre-enquête qu’édifie Daoud est sombre, solennelle et dépassée. Elle s’exprime par la voix vieillissante du petit frère de l’Arabe, qui oscille entre jeunesse et vieillesse, ruminant seul et dans le noir d’un bar d’Oran. Oui, cette contre-enquête occupe le présent mais uniquement dans les mémoires, les souvenirs et les remords. Daoud écrit une histoire dans le reflet d’une autre. Il donne à l’Arabe un frère, une mère, une identité. Il lui donne une existence, bien que celle-ci commence avec sa propre fin. Il lui donne une vie dans le reflet de celle de son frère. En effet, Haroun et Moussa ne font qu’un. Le dédoublement ne s’arrête pas là, cependant. Daoud oppose un écrivain à un autre, Camus à Daoud, un coupable à un autre, Meursault à Haroun. Bref, un meurtre à un autre, celui d’un Arabe à celui d’un colon. Silencieusement, Haroun revient sur les années qui suivirent le meurtre de son frère. L’indépendance de l’Algérie. L’espoir que cette libération a suscité en sa génération, et la déception qu’elle créa. Il revient sur la naissance de cette nation et celle de toutes ses dérives. Haroun fait le bilan d’un demi-siècle de vie dans une société trahie par ses idoles et embrigadée entre un passé qu’elle redoute et un présent qu’on lui impose. Une société qui, par manque d’alternatives lumineuses, sombre dans l’extrémisme et le fondamentalisme. Daoud nous offre à nous, les générations qui n’ont connu ni les colons, ni la guerre, ni la décennie noire, une contre-enquête, une contre vérité. Une vérité racontée par le frère d’un oublié, une vérité tout simplement niée et qui subsiste uniquement dans la voix fatiguée de Haroun. Le roman fait l’effet d’un passage à la machine à laver. Un lavage à l’eau de mer. On y est retourné dans tous les sens. C’est une spirale sans fin, un tournoiement incessant qui ne cesse de hanter la littérature Algérienne. Meursault Contre-Enquête donne le vertige. Il nous étouffe. Il nous suspend. Il nous entraine dans un tourbillon, puis il explose. C’est une éructation contre un passé, un présent. Contre une société en perdition, qui ne voit son salut que dans la radicalité. Contre une pratique religieuse pesante. Contre un dieu trop présent. Contre un état qui a échoué. Contre une condition, celle d’être le mauvais frère. Dans Meursault Contre-Enquête, Daoud achève le frère de l’Arabe tué dans l’Etranger. C’est l’Arabe tué deux fois.