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Quelque part dans l’inachevé

kedgejettelencre2020
Publié le 22/06/2020
Quelque part dans l’inachevé de Vladimir Jankélévitch
Il n’est pas aisé de parler d’une œuvre que nous aimons. Souvent, les mots nous manquent, et lorsqu’on nous demande « pourquoi ? », nous avons la fâcheuse habitude de répondre « parce que ». Il n’y aucune raison d’aimer, et il y a lieu de se questionner sur la sincérité de celui qui énumère les raisons pour lesquelles il aime une personne, une œuvre. Cet enseignement, celui de se dire que nous aimons sans raison aucune, vient en quelque sorte du livre dont je souhaite vous parler, qui n’est autre que Quelque part dans l’inachevé de Vladimir Jankélévitch, le philosophe de l’inexprimable.

Entrer dans ce livre, c’est faire l’expérience de la perte, de l’inexplicable, des choses contraires, de la beauté, du je-ne-sais-quoi comme il aimait à le dire. Et comme s’il n’en était pas assez, l’épigramme de ce livre n’est autre qu’une partition de la troisième symphonie inachevée de Borodine. La beauté, l’art, les chefs-d’œuvre, l’amour ne sont jamais parfaits, ils sont faits d’imperfections, parfois de ratures, de pages déchirées, et c’est justement parce qu’il se trouve une chose là où elle ne devrait pas être, qu’il y a un oublié, que la beauté et tout ce qui en découle prend tout son sens.

Il nous parle également de morale, du bien, mais à la fin, il écrit presque trois cents pages pour nous dire qu’il y a quelque chose de simple, d’infiniment simple dans la vie morale d’un homme : rien ne compte si ce n’est le mouvement du cœur. Il faut beaucoup de temps pour dire qu’il n’y a rien à dire sur la morale, mais il le dit si bien qu’on est tenté de le lire deux fois de suite.

Avec quelle justesse mêle-t-il amour et musique, et fait rimer l’un avec l’autre, comme lorsqu’il écrit que l’amour n’a pas la prétention d’être cohérent, qu’il n’y a pas plus de cohérence en amour qu’en musique. Ce sont des notes inattendues qui, s’alternant, provoquent une joie inexprimable, ce qu’on se plait à ressentir mais qu’on ne pourra jamais dire.

Enfin, il évoque la mort, « m’oubliera-t-elle peut-être, qui sait ? » écrit-il avant d’affirmer qu’il veut mourir, car il en est ainsi de toute chose. Et ensuite de dire à propos de la vie « On vit et ne meurt qu’une fois, et ensuite plus jamais... Ne manquez pas cette chose unique dans toute l’existence. » ; et bien évidemment, en le lisant, nous sommes tentés de lui concéder qu’il a raison, que nous ne devons pas manquer l’occasion de vivre, car elle ne se représentera pas.

Au fond, lire Jankélévitch, c’est comprendre le paradoxe que la vie soit si courte, et les heures si longues, qu’il n’y a pas de répétition, que l’heure d’après est toujours nouvelle, que la deuxième fois est toujours une nouvelle première fois. En ce sens, il écrit qu’avec un peu d’imagination, on peut avoir le visage renouvelé de l’émerveillement devant la plate habitude de notre existence.

Veuillez accepter mes excuses car j’ai oublié l’essentiel. Si vous ne deviez retenir qu’une chose, ce serait que, lire ce livre, c’est s’adonner au doux plaisir des choses inutiles.

Bibliographie