Lorsqu'on lui demande de s'exprimer sur les femmes et le roman, Virginia Woolf se rend compte qu'il ne s'agit pas simplement d'évoquer quelques grandes auteures : elle préfère penser les femmes et la condition de création. Être auteur, encore au début du XXe siècle, est conditionné par le sexe et les moyens économiques. Seule possibilité pour celles qui veulent s'exprimer : des moyens, et surtout un espace, une chambre à soi, pour libérer la création. Ce titre, emprunté à l'auteure britannique, exprime très bien cette volonté de dire et lire les femmes.
Parlez de féminisme, et les réactions ne se font pas attendre, qu'elles soient négatives ou enthousiastes, féminines ou masculines. Si le féminisme prend de multiples formes, on retrouve à chaque fois cette volonté de comprendre à quel point les mécanismes sociaux peuvent influencer nos comportements et modes de pensée, favorisant inégalités et violences, que se soit dans la vie personnelle, professionnelle, ou dans l'espace public. L'écriture devient un moyen d'expression privilégié, qui permet de mettre en avant des voix audacieuses, des femmes qui d'une façon ou d'une autre luttent, partagent et inspirent, pour plus d'égalité et de respect.
Les livres présentés dans cette série d'articles sont autant de pistes de réflexion pour découvrir des figures de femme déterminées et motivantes, pour rendre compte de modes d'existence féminins et de trajectoires de vie multiples : provoquées, déterminées, imprévisibles, mais toujours enrichissantes.
Joan Didion est de ces femmes inclassable. Essayiste, romancière, scénariste, chroniqueuse, de sa vie décousue elle a tiré des textes magnifiques entre littérature et journalisme, entre réflexions intimes et propos universels. C'est avec L'année de la pensée magique qu'elle accède à une renommée mondiale. Ce texte écrit l'année du décès de son mari et de la maladie de sa fille emprunte à la littérature bien plus qu'au témoignage. L'écriture de Joan Didion se caractérise par une certaine économie du superflu dans les mots comme dans le sentimentalisme. Mais sa prose tombe toujours juste, qu'elle dépeigne les affres de sa propre dépression, ses souvenirs en famille ou les bouleversements de la société américaine.
L'année de la pensée magique et Le bleu de la nuit rendent hommage à son mari et sa fille, tous deux disparus la même année. Son mari, John Gregory Dunne, est le partenaire de toute une vie. Réalisateur et scénariste, Dunne a collaboré avec sa femme sur de nombreux films. De son décès brutal et de la longue maladie de sa fille, elle tire ces deux récits et offre, au delà du deuil et de son expérience personnelle, une véritable réflexion sur la mort, la vieillesse et la maladie.
Didion est également romancière et les femmes sont au coeur de ses romans. Didion interroge la féminité, passant outre l'écueil de deux clichés féminins : d'un côté la femme forte qui se bat et franchit tous les obstacles et de l'autre la femme soumise au diktats d'une société patriarcale. Que ce soit dans Une saison de nuits ou Le livre de raison, les personnages féminins sont autant vulnérables qu'elles sont déterminées. Tous ses personnages sont un miroir d'elle-même, de certaines de ses phases. Ce sont d'authentiques personnages, ce sont d'authentiques femmes.
Elle excelle également dans l'observation et l'analyse de son temps. Entre les années 60 et les années 90, Didion chronique l'Amérique balayant la côte ouest des sixties rencontrant les Doors, assistant aux révoltes étudiantes ou à l'émergence des Black Panthers puis la côte est et les rues si brutales de New York. Entre mouvement hippie, racisme omniprésent et violence banalisée, elle dépeint son pays avec une rare lucidité, se mettant à distance sans jamais tomber dans l'observation clinique. Didion est dépressive mais pas désabusée. Et c'est là que réside toute la beauté de son oeuvre.
En 2015, âgée de 80 ans, Joan Didion apparaît sur une campagne de publicité de la marque Céline. Mais ni poseuse, ni simple égérie, Joan Didion inspire. Elle incarne une féminité multiple et complexe, unique en son genre. Inclassable, on vous dit.